Saturday, 28 January 2012

La coexistence de centuries d’almanachs et de centuries posthumes sous la Ligue


2 La coexistence de centuries d’almanachs et de centuries posthumes sous la Ligue.
Toute publication est une réécriture qui tend à masquer, à refouler son processus de formation. Avec les Centuries, nous avons la chance de pouvoir prendre connaissance d’une complexe série d’états successifs avant que cela ne débouche sur un ensemble définitivement cristallisé. En ce sens, les documents dont nous disposons ou dont nous pouvons raisonnablement supposer l’existence en tant que chaînons manquants constituent un corpus singulièrement intéressant qui dépasse largement le champ considéré au regard de la création littéraire. Comme pour les calculs des astronomes, il arrive que certaines perturbations ne puissent s’expliquer que par la présence d’un objet non encore recensé mais dont on doit supposer l’existence. En l’occurrence, nous serons conduits à admettre l’existence d’un autre jeu de « centuries », ce qui constitue un diptyque, autour de la question : qu’est ce qui est qualifié de « centurie » et là encore on aura à distinguer entre le mot et la chose, le contenant et le contenu.
Dans le présent texte, nous essaierons de suivre l’évolution qui conduisit de la « Prophétie de Nostradamus » - puisque tel est le titre qui fut donné au départ – comme l’atteste le contenu sinon le titre de l’édition de Rouen Raphaël du Petit Val 15888- non encore divisée en centuries à ce qu’on appelle généralement le « premier volet » à sept centuries des Prophéties de M. Michel Nostradamus. Il apparait que l’on aura commencé par la thèse d’une édition posthume de textes encore jamais imprimés –expression qui s’est maintenue dans nombre d’éditions de l’époque, puisque le premier volet porte la mention « dont il y en a (ou dont il en y a ) trois cens qui n’ont encore jamais esté imprimées », ce qui renvoie non pas à des centuries mais à des quatrains, point important puisqu’au départ l’ensemble n’était pas encore réparti en centuries, ce qui explique que l’on n’ait pas un compte rond et que des centuries soient « incomplètes » ou le soient restées un certain temps. L’expression « non encore imprimé » aurait du, d’ailleurs, empêcher de se développer la thèse de la réédition. 9. Nous montrerons notamment que le mot « centurie » ne fut pas initialement employé pour désigner les centuries que désormais nous appellerons « posthumes » mais bien pour les almanachs parus du vivant de Nostradamus. De même, le terme « prophétie » s’il renvoie à des quatrains ne concerne pas nécessairement les quatrains posthumes.
Au départ, les quatrains posthumes n’auraient pas été rangés en centuries. Toujours est-il que l’on finit par passer à une centurisation des quatrains, comme en témoigne la même édition de Rouen 1588, où on nous parle d’une division en quatre centuries, sans que le contenu corresponde. A partir de là, selon la thèse posthume en vigueur alors, on allait rajouter des quatrains et des centuries encore non imprimés – ce qui rend fort improbable la possibilité qu’une édition à 10 centuries ait pu exister dès 1568 car pourquoi, dans ce cas, n’y aurait-on pas eu recours, au moins pour le premier volet ?
Comment fut réalisée cette augmentation du « capital » centurique ? En « terminant » la centurie IV, qui passerait ainsi comme cela ressort des marques additionnelles des éditions parisiennes de la Ligue, de 53 à 100 quatrains et, pour faire bonne mesure, en ajoutant encore une centurie qui serait la cinquième. Il est difficile de savoir si le stade d’’une édition à 5 centuries a existé ou bien si l’on débordé, dans la foulée, sur une sixième centurie « incomplète ».
Ce que l’on sait, par le contenu des éditions parisiennes datées de 1588-1589, c’est que la centurie VI ne parut pas d’entrée de jeu sous une forme « pleine ». Le seuil de 71 quatrains fut certainement un stade qui fut atteint. On ne le connait cependant que par une édition présentant déjà un supplément aux dits 71 quatrains, et qui, fort maladroitement, s’intitule septième centurie, alors même que la numérotation des quatrains est continue, jusqu’au 83 e quatrain. C’est donc une fausse septième centurie. Les 12 quatrains ajoutés vont d’ailleurs faire long feu, ce qui indique une certaine vigilance de la part des éditeurs et constatant qu’ils avaient été empruntés aux quatrains des almanachs de Nostradamus pour l’an 1561, ce qui était évidemment un moyen commode pour faire du vrai Nostradamus et ce qui est un aveu d’imposture. Le procédé avait été utilisé par Barbe Regnault, dans ses faux almanachs de Nostradamus, qui recyclaient des quatrains des années précédentes.
  1. Comment avait-on retrouvé les quatrains de l’almanach pour 1561 et comment avait-on dans un deuxième temps détecté le procédé ? Vu que les almanachs étaient depuis le temps devenus introuvables, d’autant qu’il s’agissait de textes que l’on ne conservait pas forcément du fait de leur caractère ponctuel ? Il faut rappeler qu’avait été constitué un Recueil des Présages Prosaïques, que Chavigny avait envisagé de publier dès 1589 et qui, malgré son titre, comportait également les quatrains, classés année par année. Les éditeurs troyens du siècle suivant placeront les dits quatrains en annexe sous le titre suivant : « Autres quatrains tirez de 12 soubz la Centurie septiesme dont en ont esté rejectez 8 qui se sont trouvez es Centuries precedentes », en fait il ne s’agit pas de « centuries « mais d’almanachs à moins que les quatrains des almanachs aient été eux-mêmes classés en « centuries », ne contenant chacun que 12 ou 13 quatrains. Cela permettrait d’expliquer une formule de Du Verdier dans sa Bibliothèque (Lyon, Honorat, 1585) : « Dix centuries de prophéties par Quatrains ». En fait paradoxalement, il semblerait que l’on se soit d’abord servi du terme « centurie » pour les quatrains prophétiques des almanachs avant de s’en servir pour les quatrains posthumes non connectés systématiquement à des dates, qui seront par la suite connus sous le nom de « Centuries ». ...On peut penser que c’est « douze » centuries et non pas dix qui aurait convenu, vu que l’année 1556 n’est pas représentée, ce qui correspond aux années à quatrains de 1555 à 1567. L’alternative, c’est bien entendu l’édition 1568 à dix centuries, dont nous avons dit que son existence même aurait rendu tout le processus que nous décrivons parfaitement inconcevable.. Par la suite, d’ailleurs, les présages seront bel et bien intégrés au sein du canon nostradamique, du moins tout au long du xVIIe siècle sous le titre « Présages tirez de ceux faictz par M. Nostradamus es années 1555 & suivantes iusques en 1567 » et classés selon 12 années. On notera que le mot centurie (qui a donné centurion), dans l’armée romaine a fini par couvrir un nombre très différent des cent éléments qu’il signifie étymologiquement.
  2. L’incident de l’almanach 1561 ayant été résolu, l’on compléta la centurie VI au moyen de 17 quatrains et celle-ci fut même scellée par un avertissement latin. On ne renonça pas pour autant à une VIIe centurie, laquelle vint à son tour s’ajouter, ce qui est mentionné au titre des éditions parisiennes de la Ligue : 39 articles additionnées à la « dernière centurie ».mais auparavant, cette centurie VII avait connu une progression plus modeste, qui est attestée par Rouen Pierre Valentin, non datée et Anvers St Jaure 1590, à 35 quatrains seulement. On peut toujours supposer que des quatrains ont été supprimés mais nous en resterons à l’idée selon laquelle on n’a cessé d’en rajouter, hormis le cas évoqué du « rejet » des quatrains de l’almanach pour 1561. Mais dans ce cas, le titre des éditions parisiennes avec « 39 articles » correspondrait, en dépit de leur date d’édition, à un état postérieur à celui de l’édition Anvers 1590. Cela peut surprendre mais nous avons montré que toute édition centurique doit être décrite d’une part quant à son titre, de l’autre quant à son contenu. On aura donc pu observer que le terme « centurie » ne renvoyait pas nécessairement à 100 quatrains puisque la centurie IV dans l’édition dite à 4 centuries ne comportait que 39 quatrains à la Ive centurie, que la centurie VI n’en comporta un temps que 71 et qu’il y eut même une centurie VII à 12 quatrains, au sein des éditions parisiennes.
Or, ne peut-on penser que cette centurie VII des éditions parisiennes de la Ligue ne correspondait pas peu ou prou à l’une de ces centuries de présages- en l’occurrence pour 1561- dont nous évoquions la probable existence ? Et c’est d’ailleurs pour cela qu’elle fut identifiée comme telle et exclue de la série des centuries « posthumes ». On s’intéressera donc d’un peu plus près à ces 12 quatrains de la VIIe centurie, mais numérotés de 72 à 83 et donc prolongeant la Vie. Nous suivrons la description présentée par Robert Benazra (RCN, pp. 118 et seq) :
A part le premier quatrain de cette série, soit le 72 e (non numéroté) qui correspond à VI, 31, ce qui semble, selon nous, être une bévue de la part de l’éditeur, mais qui a probablement servi à brouiller les pistes « les autres (quatrains) sont ceux qui devaient être publiés comme Présages pour l’Almanach pour 1561. » Cela va de février 1561 à décembre 1561, pour le mois d’octobre les vers sont dans un ordre différent. On notera que Benazra, à l’époque, n’avait pas accès au Recueil des Présages Prosaïques (cf. sur l’almanach pour 1561 RCN, pp. 42 et seq).
La question qui se pose est la suivante que ne semble pas aborder Benazra : d’où les libraires connaissaient-ils les quatrains de l’almanach pour 1561. Certes, en 1594, Chavigny commentera-t-il huit de ces quatrains dans le Janus Gallicus.(cf RCN, p. 43). Mais la liste n’en est même pas complète et d’où tenait-il ces quatrains d’almanachs sinon du Recueil des Présages Prosaïques ? Est-ce lui qui a fourni aux libraires les quatrains de l’almanach pour 1561, aurait-il participé à la composition de certaines éditions. Ou bien l’information était elle accessible du fait d’une récente édition des dits quatrains, comme semble l’indiquer la notice de Du Verdier ? Est-ce que cette diffusion ne faisait pas partie de l’orchestration du revival nostradamique ? Rappelons en tout cas que le manuscrit du dit Recueil se présentait comme prêt à l’impression, avec une date et un lieu d’édition. Mais ce manuscrit n’était-il pas plutôt la copie d’un imprimé non retrouvé ? On aurait donc un diptyque constitué d’une part de « centuries » de 12/13 quatrains d’almanachs de 155510 à 1567 et de l’autre de ce qui sera par la suite « divisé » en centuries, d’abord quatre, puis six, puis sept, voire huit (cf RCN, pp. 119-120). Ce diptyque de quatrains sera commenté par Chavigny comme un tout. Il se perpétuera au xVIIE siècle et on l’ a vu il se manifeste déjà dans les éditions ligueuses de Paris.. Mais est-ce bien du Recueil des Présages Prosaïques qu’il s’agit ou bien des seuls quatrains, rangés en 12 centuries car, après tout, les quatrains ne sauraient être qualifiés de « présages prosaîques ». Peut être a-t-il existé face aux « présages prosaïques », un recueil de quatrains des almanachs, ce qui serait d’autant plus logique que dans les almanachs, on a affaire à ces deux catégories, la série versifiée dérivant, selon nous, de la série « prosaïque ».
Avec ce diptyque s’instaurait de facto une dialectique entre la production des années 1550-1560, autour d’un premier volet et celle, posthume, des années 1580 et suivantes, autour d’un second volet. Par un processus de contamination, le second volet va se retrouver décrit comme contemporain du premier, par le jeu des éditions antidatées, ce qui allait casser la dualité. Qui sait si le maintien de deux volets dans les éditions centuriques ne réfère pas quelque part à ce diptyque ? Tout se passe comme si la production posthume avait été scindée en deux pour maintenir la mémoire du diptyque car lors de l’intégration des centuries VIII-X, on aurait fort bien pu éviter de produire deux volumes séparés.

8 Cf D. Ruzo , Le testament de Nostradamus, ed. Rocher, 1982, p. 282, ouvrage paru l’année qui suivit le succés du livre de Jean-Charles de FOntbrune, chez les mêmes éditeurs., Nostradamus historien et prophéte.
9 On connait une édition des Prophéties par le libraire troyen Pierre chevillot, portant la mention « trouvez en une Bibliothèque délaissez par l’Autheur »,(BNF 7365, RCN, pp. 172-173)
10 Les quatrains pour 1555 paraissent dans la Pronostication pour 1555, ils n’apparaissent dans les almanachs qu’à partir de 1557.

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