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La résurgence des premiers états des épîtres néo-centuriques au milieu du XVIIe siècle
Nous d’adhérons pas au point de vue de Patrice Guinard (in « Historique des éditions des Prophéties de Nostradamus (1555-1615), lequel affirme (pp. 94 et seq) dans son «épilogue » : « Les éditions (…) du XVIIe siècle n’ont plus guère d’intérêt quant à la connaissance du texte authentique des Prophéties (..) Ces éditions seront de plus en plus corrompues, soit par négligence, soit par maladresse ou volonté de rendre le texte originel de Nostradamus plus lisible ou plus abordable ». Il ne s’agit évidemment pas ici d’un quelconque « texte originel » mais bien des premières moutures de ce que nous avons appelé le néo-centurisme, c'est-à-dire d’une imitation des « centuries » de quatrains mensuels dont nous pensons qu’un recueil parut au début des années 1580, lequel est signalé en cette année par Du Verdier dans sa Bibliothèque (Lyon, 1585). C’est d’ailleurs le point de vue de P. Guinard pour tout ce qui paraît à partir des années 1580, étant donné qu’il refuse la possibilité d’éditions antidatées produites alors. Etrangement, les éditions des années 1550-1560 présentent deux anomalies : d’une part, elles ressemblent terriblement à celles des années 1580 alors que le processus néo-centurique est progressif et additionnel et d’autre part, elles ne sont suivies d’aucune nouvelle édition jusque dans les années 1580, ce qui trahit le fait d’opérations ponctuelles de duplication. A contrario, à partir de cette décennie 80, les éditions néo-centuriques – et les commentaires qui les accompagnent, en annexe ou en paralléle47, ne cesseront de paraitre jusqu’au début du XVIIIe siècle.
Nos travaux ont conduit, en effet, à la prise en compte de deux éditions des Centuries parues en 1672 et vers 1691 lesquelles comportent des versions atypiques des épîtres centuriques. R. Benazra écrit à propos de la Préface à César de l’édition Besson (c 1691) (RCN, pp 265 et seq) : »Lettre modifiée et tronquée » et à propos de l’épître à Henri II, « lettre considérablement réduite ». Nous montrerons que ces « lettres » ne sont pas « réduites » ou « tronquées » mais qu’elles correspondent à des états plus anciens que celles figurant dans le « canon » centurique. C’est un thème récurrent chez les bibliographes comme Chomarat et Benazra et qui s’applique également au contenu des centuries que de laisser entendre qu’il « manque » des quatrains voir des centuries, comme si le corpus centurique, ayant atteint un stade final vers 1568 avait par la suite connu une dégradation progressive de son état – durant plus de vingt ans - jusqu’à ce que celui-ci soit restauré, dans les années 1590.
La mise en évidence (cf infra) d’états antérieurs à ceux correspondant à de prétendues premières éditions est susceptible de conduire à l’existence d’éditions plus anciennes mais non conservées, du moins dans leur état originel. Nous verrons notamment que les documents Besson (c 1690) et Garencières (en anglais, 1672) correspondent à des versions successives, toutes deux antérieures, ne serait-ce que de quelques années voire de quelques mois aux versions actuellement considérées comme « princeps ». Le présent travail sur le contenu même des épîtres vient compléter celui que nous avons déjà accompli sur l’enchainement des éditions, au regard des phénomènes d’anti et de postdatation.
Nous aborderons enfin deux textes « programmatiques » en prose, figurant dans la plupart des éditions du XVIIE siècle, à savoir la Vie de Nostradamus et l’Epître à Henri IV datée de 1605.
I Le premier état de la « Préface à César au Mémoire des singularitez & absconses evenemens par calcul & astronomiques revolutions »
Quand on demande quelle est la première édition des Centuries, on entend généralement qu’il s’agit de celle parue chez Macé Bonhomme, à Lyon, en 1555. Si l’on s’en tient au titre, cela se pourrait mais le contenu, l’organisation interne ne correspondent pas au premier état centurique connue sous nom de La Prophétie de Nostradamus, comme cela est attesté dans les Grandes et Merveilleuses Prédictions de Nostradamus, Rouen, 1588.
De quels éléments disposons-nous pour aborder la question des épîtres/préface de Nostradamus à son fils (né en 1553) ? et à son souverain (mort en 1559) ? A la différence des Centuries, dont on peut suivre la formation à travers les multiples éditions, les textes en prose que sont les épîtres semblent s’être figées dès leurs premières occurrences. Il y aurait fort peu de variantes, comme cela ressort de l’édition critique (Macé Bonhomme 1555) de Pierre Brind’amour (Droz, 1996). Au moins, pour l’Epitre à Henri II, dispose-t-on désormais du texte de l’épître de 1556, en tête des Présages Merveilleux pour 1557. (cf nos Documents, pp. 195 et seq), ouvrage ayant appartenu à Daniel Ruzo, désormais conservé à la Maison de Nostradamus (Salon de Provence) mais ce texte a été tellement augmenté que l’on ne peut guère le relier au nouveau texte, si ce n’est dans un certain cadre, celui de la rencontre de Nostradamus avec Henri II..Toutefois, nous avons a priori un avantage par rapport aux quatrains à savoir que nous sommes censés comprendre ce qui nous est exposé et donc percevoir plus certainement les anomalies, ce qui relève plus de la gageure pour ce qui est des Centuries. La question qui se posera à nous, par delà l’existence ou non de documents, est celle du sens ou de l’absence de sens des textes.
En ce qui concerne la préface à César, peut-on se fier à la succession des éditions et considérer que les éditions les plus anciennes, au regard de la date indiquée, correspondent à l’état le plus primitif de la dite Préface ? On se heurte immédiatement à l’obstacle des éditions antidatées, qui rompent ipso facto toute chaîne chronologique. A cette difficulté vient s’en ajouter une autre, celle de la résurgence tardive d’éditions anciennes, en plein milieu du XVIIe siècle, ce qui relativise d’autant les repères chronologiques les plus communs. Une telle recherche ne sera pas sans incidence en effet sur notre représentation de la succession des éditions et sur la prise de conscience de certains « trous » dans la bibliographie, notamment en ce qui concerne les toutes premières éditions.
On sait, en effet, que parfois des états très anciens d’un document n’émergent qu’avec un certain retard et parfois par le biais de traductions ou d’attaques ou au sein de recueils qui sont conservées alors que l’original ne l’est pas nécessairement sous sa forme initiale. Le cas de la première traduction anglaise des Centuries- qui ne date que de 1672- est typique de l’incidence possible de tels décalages sur la recherche/. Il se trouve que l’on ignore où a pu paraitre un original français de la dite traduction. Mais l’on sait en revanche que le commentaire adjoint aux quatrains est emprunté à Giffré de Réchac (cf notre post doctorat, EPHE Ve section), auteur (sous l’anonymat) d’un Eclaircissement (1656). Paradoxe de la chronologie, nous avons découvert le texte français dans une édition centurique datant au plus tôt de 1691, due à Antoine Besson, libraire lyonnais(cf Chomarat, Bibliographie Nostradamus, n° 303, p. 166), de par les événements dont elle se fait l’écho dans la partie consacrée aux commentaires, le XVIIe siècle semblant mieux apprécier les commentaires des Centuries que le XVIe, notamment sous la Ligue Certes, l’on peut toujours soupçonner qu’il y ait eu réécriture de l’original par quelque lecteur un peu trop zélé pratiquant l’hyper-correction ou tout simplement corrigeant, de son propre chef le texte d’une manière qui semblerait aller de soi. Mais commençons par comparer les textes et demandons-nous, le cas échéant, pourquoi le texte n’a pas été amendé, tout au long de carrière- de façon à devenir un peu plus compréhensible, ce qui pourrait quand même nous aider à comprendre les intentions sinon de l’auteur du moins de ceux qui le mettent en avant. C’est notamment, on va le voir, la question du ou de la « mémoire »..
Il est fort peu probable que la première édition, non encore divisée en 4 centuries- le mot « centurie’ ne serait donc pas approprié pour la circonstance- mais répartie en quatrains non numérotés, comme la décrit Ruzo sans se douter qu’il décrit ainsi la première édition laquelle il situe en 1555 ne comportait vraisemblablement pas 353 quatrains. On note d’ailleurs que la Préface à César ne se réfère pas, in fine, à des centuries mais à « chacune des Prophéties & quatrains icy mis », ce qui la rend compatible avec une première édition non encore divisée en centuries/ Mais plus haut, il est bien question de « cent quatrains astronomiques » ; (Bonhomme comporte en sus « de prophéties », ce qui fait écho au titre du « Mémoire »
On comprend mieux pourquoi le mot Centurie n’est pas utilisée dans le premier volet, du moins au titre alors qu’il l’est à celui du second volet.
I Les prophéties de M. Michel Nostradamus Dont il y en a trois cens qui n’ont encores iamais esté imprimées
Par 300 « prophéties », on raisonne en termes de quatrains, pas de centuries.
II Les prophéties de M. Michel Nostradamus. Centuries VIII. IX.X. qui n’ont encores iamais est imprimées.
Cette fois, le terme Centurie est employé au titre.
Le cas de l’édition Pierre Valentin, Rouen, sans date, est révélateur de la coexistence de ces deux présentations :
Les Centuries et merveilleuses prédictions de M. Michel Nostradamus. Contenant sept centuries dont il y en a trois cens qui n’ont encores iamais esté imprimées.
Titre interpolé, l’on voit bien que la formue « contenant sept centuries » a été surajouté maladroitement puisqu’elle est suivie de « dont il y en a 300 » ; ce qui concerne un nombre de quatrains et évidemment pas de centuries (de 100 quatrains)
On notera que l’édition de Rouen 1588- non découpée en centuries malgré son titre extérieur - ne comporte pas certains quatrains et n’arrive pas à 353 (cf. Benazra, RCN, pp.122 et seq) puisqu’elle ne dépasse pas 349 quatrains, tout en se terminant par le même quatrain que Macé Bonhomme 1555. Un des quatrains manquants est IV, 4648 qui est fortement marqué par les enjeux dynastiques de la période ligueuse, « Garde toi, Tours, de ta prochaine ruine ». On ne saurait qualifier ces quatrains de manquants. Nous préférons dire qu’ils n’avaient pas encore été intégrés voire pas encore composés. Patrice Guinard se référé à notre analyse dans son « Historique » (2008) : « Les quatre quatrains manquants on été écartés pour des raisons de mise en page car ils sont reproduits dans l’édition de 1589. Ce fait prouve que l’on n’attachait pas une si grande importance à ces vers, ni en particulier au quatrain IV, 46 ou en tour cas qu’on était loin de les interpréter à la lumière du contexte politique de la fin des années 1580, contrairement aux affirmations de certains spéculateurs (sic) puisqu’un éditeur rouennais , en principe favorable à la ligue n’hésite pas à les supprimer de son édition (..) La suppresssion de quatre quatrains afin de respecter la mise en page est une nouvelle preuve en faveur de l’authenticité de l’édition Bonhomme de 1555 qui comprenait 353 quatrains » (p.84). Selon nous, ces quatrains n’ont nullement été écartés car ils n’existaient pas encore en tout cas pas dans le cadre centurique. Ils sont apparus pour marquer davantage l’hostilité du parti ligueur réagissant au fait qu’en 1589 Henri III fait de Tours la capitale du royaume, Paris étant aux mains des ligeurs. Elle gardera ce statut jusqu’au couronnement de Chartres. Le 30 avril 1589, au château du Plessis, eut lieu la réconciliation entre Henri III et le Bourbon réformé. Nous dirons donc que le fait que IV 46 figure dans l’édition Macé Bonhomme 1555 montre que cette édition est marquée par les événements de 1589, ce qui la disqualifié en tant que pouvant réellement dater de 1555. Le nombre de 353 quatrains ne correspond pas à la donne de départ..
En revanche, en ce qui concerne le contenu en nombre de quatrains, nous savons que cette édition est plus tardive que celle de Rouen, Raphaël du Petitval, 1588 dont le contenu n’est, comme le note Ruzo l’ancien propriétaire de la dite édition ‘(cf. Testament de Nostradamus, op. cit. p, 282) pas divisé en centuries mais se présente d’un seul tenant. On est donc légitimé à rechercher une édition ayant le titre Macé Bonhomme 1555 et le contenu Rouen Du Petit Val 1588. La préface à César figurant en tête de cette édition « princeps » que l’on risque fort de ne jamais retrouver telle quelle, pourrait, selon nos recherches, différer des versions ultérieures (‘cf. infra).
D’aucuns n’en seront pas moins tentés de préférer la thèse d’une correction tardive- une sorte de contrefaçon en quelque sorte, ce qui éviterait d’avoir à supposer un état antérieur imprimé à celui de la Préface en tête de Macé Bonhomme 1555, qui reste, dans la tête de la plupart des nostradamologues la toute première édition non seulement conservée mais ayant jamais existé. Comment départager entre les deux positions ? Pour ces chercheurs, la traduction anglaise de 1672 aurait été réalisée à partir d’une fausse édition de la Préface à César, quand bien même les retouches auraient-elles été justifiées. Il convient de noter que le problème se pose également en ce qui concerne l’identification des sources de certains quatrains : on ne peut préjuger de ce que l’état initial d’un quatrain soit absolument conforme à celui de sa source. On peut toujours soutenir que dès la première impression, la source avait été retouchée ou en tout cas corrompue. Nous avons le cas de IX 86, qui nous a permis, au regard de la source, à savoir un paragraphe de la Guide des Chemins de France, de montrer que le nom de la petite ville de Chastres, dans la banlieue parisienne, que l’on traverse quand on part pour la province, avait été changé en celui de Chartres, ville du couronnement d’Henri IV, en 1594
Passons à présent à l’analyse des différences entre la version Besson (parue au plus tôt en 1691) qui correspond à l’original français de la traduction anglaise de 1672. à moins qu’il ne s’agisse- qui sait ?- d’une traduction française du texte anglais. Mais nous verrons qu’en fait l’édition Besson est plus complète et plus fiable que l’anglaise de Théophile de Garencières.
C’est ainsi que la dite édition Besson (Bib Méjanes (Aix en Provence) et Lyon La Part Dieu) ne nous fournit pas moins que le titre du document censé être introduit par la Préface, à savoir le Mémoire des singularitez & absconses événements. Dans les autres éditions, le titre est tronqué : il n’est plus que « Mémoire ». Il faut avouer que le titre est quelque peu noyé dans des circonvolutions et que la ponctuation est faible : « un mémoire après la corporelle extinction de ton progéniteur au commun profit des humains, des singularitez & absconses évenemens, dont la divine Essence m’a donné connoissance, par calcul & astronomiques revolutions. »
Pierre Brind’amour (Les premières centuries ou Prophéties (édition Macé Bonhomme de 1555), Genève Droz, 1996, p. 2) traduit ainsi le passage à partir de la version classique ; « laisser le souvenir après ma mort au commun profit des hommes de ce que la divinité, grâce aux Astronomiques révolutions a porté à ma connaissance ». Il n’a pas compris que le mot « mémoire » renvoyait à un document. En anglais, on distingue entre memory, memorial et memoir.
Besson : « Ton tard avenement en ce monde terrien, César Nostradamus mon fils, m’a fait mettre mon long loisir à continuelles vigilations nocturnes pour référer par écrit & à toy laisser un mémoire après la corporelle extinction de ton progéniteur au commun profit des humains des singularitez & absconses évenemens, dont la divine Essence m’a donné connoissance, par calcul & astronomiques revolutions.
Macé Bonhomme :
« Ton tard advenement ; César Nostradamus, mon filz m’a fait mettre mon long temps par continuelles vigilations nocturnes référer par escrit toy délaisser mémoire après la corporelle extinction de ton progéniteur , au commun profit des humains de ce que la Divine Essence par astronomiques revolutions m’ont donné cognoissance. - « que tardivement »
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« mémoire des singularités & abscons evenemens dont la divine Essence m’a donné connoissance, par calcul & astronomiques revolutions
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-« mémoire de ce que la divine essence par astronomiques révolutions m’a donne cognoissance.
« Memorial of me after my death to the common benefit of Mankind, concerning the things which the Divine Essence hath revealed to me by Astronomical revolutions »
Poursuivons notre lecture :
Macé Bonhomme
Et depuis qu’il a pleu à Dieu immortel que tu ne sois venu en nouvelle lumière dans cette terreine plaige, je ne veux dire tes ans qui ne sont encore accompagnez mais tes mois martiaulx incapables à recevoir dans ton débile entendement ce que je seray contraint , apres mes jours desiner, veu qu’il n’est possible te laisser par escrit ce que seroit par l’injure du temps oblitere car la parole héréditaire de l’occulte prédiction sera dans mon estomac intercluse.
Antoine Besson
Et puisqu’il a plû à Dieu immortel que tu ne sois venu en naturelle lumière dans cette terrienne plaige que tardivement et que tes ans jouvenceaux incapables à recevoir dans ton débile entendement ce que je seray contraint avant ma mortelle extinction designer obstrusément, vu qu’il n’est loisible te laisser par trop clair escrit ce qui seroit par envie des temps oblitéré aux oreilles de plusieurs car la parole hereditaire à toy délaissée de l’occulte prédiction demeurera intercluse dans mon intellect »
Nous retiendrons que chez Besson- et chez lui seul (outre la version anglaise qui confirme « late into this World ») on trouve « ne sois venu (….) que tardivement » qui fait d’ailleurs écho à la première phrase « Ton tard avénement ». Cela vient heureusement compléter la phrase : ce n’est pas de la naissance du fils en soi qu’il s’agit mais bien plus spécifiquement de son caractère tardif. Et c’est ce retard qui complique tout aux yeux de Nostradamus. Là encore, on a une phrase entrecoupée de circonlocutions.
Autre élément manquant qui redonne du sens à la phrase : « te laisser par trop clair escrit » (Besson) qui en ne comportant pas « par trop clair » devient carrément un contresens. Il ne s’agit pas de ne pas laisser par écrit puisque le but est de transmettre un mémoire mais bien de préciser dans quelles conditions, sous quelles formes, cela se fera.
:On notera en outre toujours filant le même thème du trop jeune âge du fils par rapport à celui du père :
Besson : « Et puisque (…) tes ans jouvenceaux (sont) incapables à recevoir dans ton débile entendement ce que je seray contraint (après ma mort .de) désigner obstrusément (lire abstrusément) »
Pseudo Macé Bonhomme : , Depuis (puisque) que ( ….) je ne veux dire tes ans qui ne sont encore accompagnez mais tes mois martiaulx incapables à recevoir dans ton débile entendement ce que je seray contraint (à ma mort) desiner ».
Le mot obstrusément (pour abstrusément) manque chez Besson. Or, le rôle de l’adverbe est ici, une fois de plus, déterminant pour faire sens.
Notons que l’adjectif « obstrus/abstrus » figure dans le titre des Singularitez (cf supra)
Reproduisons le paralléle établi par P. Guinard, concernant ce passage : à gauche, la Préface, à droite les allusions de Couillard : Est-on certain que Martial chez Couillard renvoie aux « moys Martiaulx » de la dite Préface ? Le fils supposé Martial de Couillard face au fils de Nostradamus, César…Il y a là comme une transposition assez libre, où les mots changent de fonction. Nous avons envisagé que ce texte des Prophéties du Seigneur du Pavillon aurait été fait de toutes pièces pour accréditer l’idée d’une Epitre à César.
[2] Et depuis qu'il a pleu au Dieu immortel que tu ne soys venu en naturelle lumiere dans ceste terrene plaige, & ne veulx dire tes ans qui ne sont encores accompaignés, mais tes moys Martiaulx incapables à recepvoir dans ton debile entendement ce que je seray contrainct apres mes jours definer :
"Non seulement pour servir à Martial mon filz, l'aage duquel ne te veux celer, comme nostre maistre Nostradamus grand philosophe et prophete, veult en son epistre tant espoventable taire les ans de Cesar son filz." (III, f.D4v
Allons voir le texte anglais à ce propos :
« And canst not say that thy years that are but few but thy Months (which) are incapable to receive into thy weak understanding” what I am forced to define of futurity”
La traduction anglaise ne mentionne pas l’adjectif « martiaulx :
L’anglais ne donne pas « je ne veux dire tes ans « mais « tu (toi César qui ) ne peux dire que tes ans etc sont incapables »
Reconnaissons que le texte de Besson est ici plus simple
Revenons quelques instants sur le cas des Prophéties d’Antoine Couillard, seigneur du Pavillon. Si l’on admet qu’il avait sous les yeux une certaine version de la Préface à César, laquelle était-ce, de quand date-t-elle ?
Rappelons une fois de plus la version « canonique » de la Préface à César :
«&ne veux dire tes ans qui ne sont encore accompagnés mais tes mois Martiaulx incapables etc » La présentation en est strictement identique à celle que l’on trouve chez Couillard.(cf supra). Or, la version anglaise ne comporte pas « martiaulx » mais simplement « mois »/. Chez Besson, il n’est même pas questions de mois
Que conclure sur ce point ? Que Couillard –ou plutôt le faussaire qui se sert de son nom- avait en main une version « classique » de la Préface, donc relativement tardive. De nombreuses études ont été consacrées, notamment par Robert Benazra (voir sur Espace Nostradamus, site Internet) Pierre Brind’amour ( Ed. Droz, 1996)et Patrice Guinard (« Corpus Nostradamus » n°49), à la comparaison de la Préface et de la « satire » du pseudo Sgr Du Pavillon alias Couillard. Ayant défini au moins trois états de la Préface, il ressort que les Prophéties de Couillard s’apparentent au dernier état, celui comportant une interpolation issue de Roussat et la mention de Martial49, absente de la version anglaise de 1672..
On aurait donc trois états de l’adresse à César que nous présentons selon l’ordre de progression et non pas selon celui des datations complaisamment fournies par les libraires.
-celle restituée par Antoine Besson, la plus ancienne (dans un texte non interpolé par des apports de Savonarole et de Roussat) Vers 1584-1585, en tête de la Prophétie de Nostradamus. On ne connait pas le contenu de la Préface à César placée en tête de l’édition à 4 centuries (Rouen, 1588)
- celle rendue par l’anglais 1672, proche de Besson mais avec les interpolations signalées, vers 1586-1587.
-celle du canon centurique, attestée, tant à Paris qu’à Rouen en 1588-1589 (productions ligueuses), à partir de laquelle ont été fabriquées les éditions antidatées (1555, 1557, 1568), correspond à Couillard qui cite notamment « Martial » terme absent de la version anglaise et donc probablement rajouté par la suite.
Sur les dates , Besson et le pseudo-Macé Bonhomme diffèrent : 1767 chez l’un 3797 chez l’autre. Mais dans le texte anglais, c’est bien 3797 qui figure, ce qui indiquerait une coquille du texte Besson. Ce passage est important car il est associé aux « perpétuelles vaticinations ».
Besson
« J’ay composé Livres de Prophéties (…) contenant chacun Cent quatrains astronomiques qui enveloppent perpétuelles vaticinations pour d’icy es années 1767 »
Pseudo-Bonhomme
« J’ ay composé livres de propheties contenant chascun cent quatrains astronomiques de propheties (…) & sont perpétuelles vaticinations pour d’icy à l’an 3797 »
Dans le texte Bonhomme, la formule « prophéties (redoublée) est séparée par quelques mots de « perpétuelles vaticinations ». Chez Besson, il est clair que les « quatrains astronomiques » s’articulent sur des « prophéties perpétuelles », ce qui ne correspond guère, à quelques exceptions près, au profil des 4 premières centuries. Cela ouvre le champ à l’hypothèse de « prophéties » associées systématiquement à des années, selon un systéme que l’on retrouve chez Moult, au XVIIIe siècle, ouvrage qui en 1866 sera joint aux Centuries (Ed. Chevillot) et au Recueil des Prophéties anciennes et modernes, dans l’édition parisienne Delerue.
Mais l’observation la plus remarquable quand on compare ces deux moutures est ailleurs, elle tient à une interpolation, d’autant que la fin des deux épîtres est identique.
En quoi consiste ce long développement ajouté ou supprimé ? A quel endroit s’inscrit-il ? Nostradamus est en train de s’adresser directement à son fils en se référant à son thème natal. »au propre ciel de ta nativité » et ensuite, chez Besson, Nostradamus poursuit à propos d’un « mortel glaive », ce qui correspond à une représentation de comète. Puis en conclusion, il est question des prophéties qui s’accompliront « ainsi que j’ay rédigé par escrit aux miennes Prophéties (..) prends donc, mon fils César, ce don de ton progéniteur Michel Nostradamus ». Chez Bonhomme, on trouve « aux miennes autres Prophéties . C’est une allusion à un autre « train » de prophéties qui n’était peut être pas envisagé initialement.
Mais abordons donc toute la partie figurant en sus dans la mouture « classique ». De quoi s’agit-il ?.
Brind’amour note (p.27), dans son édition critique : « Les paragraphes 37, 38 et 39 (selon sa division de la Préface) s’inspirent largement mais confusément d’une discussion de Savonarole sur les futurs contingents » Or, cela correspond exactement au début du décrochage entre Besson et Bonhomme.
A partir des paragraphes ( toujours selon la division Brind’amour) 42, 43-44-45-46, on emprunte à Richard Roussat, à son Livre de Etat et Mutation des Temps, Lyon, Guillaume Cavellat, 1550 ( Gutenberg reprint, 1981, intr. J. P. Brach) :
« Bien que Mars achève son cycle et se trouve à la fin de sa dernière période, l'on peut douter qu'il en engage un autre, car (bien avant son retour) les uns auront péri dans des explosions durant plusieurs années, et d'autres dans des inondations pendant plus longtemps encore ».
. Cet exposé repris de Roussat, très technique, fondé sur une astrologie décalée par rapport à la réalité astronomique, détone, d’ailleurs, par rapport aux considérations générales du reste de la Préface, commun entre Bonhomme et Besson. Ajoutons que l’on trouve un écho à ces développements dans certains quatrains des premières centuries mais que nombreux sont les quatrains astronomiques qui ne renvoient pas à cette astrologie que l’on voit exposée chez Trithème. Chaque planéte a un cycle de 354 ans (calqué sur l’année lunaire de 353 jours) et ensuite, lui succéde une autre planéte. Dans ce systéme, jamais une planéte n’en rencontre une autre, elles se succédent mais ne se conjoignent pas tel un jour de la semaine succédant à un autre. Or, nombre de quatrains appartiennent plutôt à une astrologie combinatoire ( comme I, 17 : Faux à l’estang etc)
La concordance entre les deux textes reprend au paragraphe 51. L’interpolation s’étend ainsi du Paragraphe 37 au paragraphe 50. Sur 55 paragraphes de la Préface, un quart correspondrait à une interpolation à base de Savonarole et de Roussat.
Robert Benazra50 a relevé un passage des Prophéties de Couillard qui recoupe le texte de Roussat :
Préface à César : "Car selon les signes celestes le regne de Saturne sera de retour, que le tout calculé, le monde s'approche, d'une anaragonique revolution" (fol. B3v) - Prophéties du Sgr du Pavillon : "puisque noz nouveaux prophetes nous menassent que le monde s'aproche d'une anaragonicque revolution, & qu'il perira si tost" (fol. D4v). Ce pluriel semble ne pas pouvoir viser le seul Nostradamus.
Cela nous conduit donc à faire de Couillard le commentateur d’un texte déjà tardif, interpolé et donc ne pouvant avoir été réalisé à partir de la première édition des Centuries. En revanche, il reste à déterminer s’il est plus proche de la version anglaise ou de la version canonique, ce qui est difficile à mettre en évidence, vu qu’il s’agit d’un texte qui ne restitue pas strictement le document dont il s’inspire. Or, Couillard fait allusion à « Martial », certes de façon quelque peu décalée, comme le montre ci –après R. Benazra, ce qui ne figure pas dans la version anglaise :
Lettre à César : "& ne veulx dire tes ans qui ne sont encores accompaignés, mais tes moys Martiaulx incapables à recevoir dans ton debile entendement" (fol.A2v) - Prophéties de Couillard : "Non seulement pour servir à Martial mon filz, l'aage duquel ne te veux celer, comme nostre maistre Nostradamus grand philosophe & prophete, veult en son epistre tant espoventable taire les ans de César son filz" (fol. D4v)
Si Couillard s’inspire de la Préface, nous montrerons que les rédacteurs des quatrains des premières centuries s’en inspirent également, y compris de la partie interpolée. Mais, nous penchons plutôt pour une source commune aux deux documents, notamment la Déclaration de Videl.
Revenons sur les emprunts à Richard Roussat, en distinguant la partie II et la partie III de son Livre de l’Estat et Mutation du Monde, Lyon, 1552
I Seconde partie
Nous avons remarqué tout particulièrement trois quatrains au sein des trois premières centuries: I, 48 mais surtout III, 92 et 1, 16:
I 48 « Vingt ans du regne de la lune passés
Sept Mil ans autres tiendra sa monarchie
Quand le soleil prendra ses jours lassés
Lors accomplir & mine ma prophétie »
Dans ce systéme qui n’a rien d’astronomique ou qui correspond à une astronomie fictive, on nous signale qu’au régne de la Lune suivra celui du Soleil.
III 92 les deux premiers versets
« Le monde proche du dernier période
Saturne encore tard sera de retour »
I 16, le troisiéme verset
Peste, famine, mort de main militaire Le siecle approche de renovation.
"Car selon les signes celestes le regne de Saturne sera de retour, que le tout calculé, le monde s'approche, d'une anaragonique revolution" (Préface, fol. B3v)
« par pestilence, longue famine & guerres » (Préface)
Donnons d’autres exemples d’emprunts de versets, dans les premières centuries, au texte en prose de la Préface à César
« Et maintenant que sommes conduits par la Lune (…) que avant qu’elle ayt parachevé son total circuit, le Soleil viendra «
I 48 « Vingt ans du regne de la lune passés /…/ Quand le soleil prendra ses jours lassés
II Tierce Partie
La plupart de mes prophéties seront accomplies (Préface): I, 48 Lors accomplir & mine ma prophétie
- Comme nous l’avions montré, dans notre post-doctorat, les quatrains des almanachs reprennent des pans des textes en prose des Prédictions. Nous avons ici, pour les Centuries un cas semblable où le quatrain reprend quasiment toute une phrase en deux versets de la partie interpolée, empruntée à Roussat. Il faut noter le nombre de mots communs,- sans tenir compte des synonymes- sans trop se soucier du sens 51:
Monde
Prophétie
accomplir
Proche/approche Saturne
Retour
Peste
Famine
Lune
Soleil
On nous objectera peut etre que nous ne considérons pas systématiquement un quatrain dans son intégralité. De fait, il nous est apparu qu’au sein d’un même quatrain des éléments très divers pouvaient cohabiter, qu’il ne convenait de chercher à tout prix à considérer un quatrain comme une entité d’un seul tenant.
Une des sources oubliées des Centuries, serait ainsi à rechercher dans les épîtres en prose les introduisant, elles mêmes fruit d’emprunts et d’interpolations. Mais en est-il ainsi pour les épîtres associées au second volet. ?
47 Voir notre post-doctorat Le dominicain Jean Giffré de Réchac et la naissance de la critique nostradamique, sur propheties.it.
48 Voir notre étude dans les Actes Du colloque Verdun Saulnier, 1997.
49 Sur l’explication de « martiaulx » voir P. Brind’amour, Les premières centuries ou prophéties, Genève, Droz, 1996, p. 3
50 Les premiers garants de la publication des Centuries de Nostradamus ou la Lettre à César reconstituée
51 Cf le commentaire de P. Brind’amour, Les premières prophéties, op. cit, pp. 454-455