5 La place des textes antinostradamiques dans la fabrication de faux centuriques.
Notre travail de reconstitution et de mise en ordre du corpus nostradamique ne serait pas achevé si nous n’abordions pas, si nous laissions derrière nous, les dernières citadelles construites par les architectes du « centurisme ». Nous n’avons guère jusqu’ici traité de la littérature anti-nostradamienne censée parue dans les années 1556-1560, période singulièrement riche, sur le plan polémique, par rapport aux années qui suivront, jusqu’à la mort de Nostradamus en 1566 et au-delà. Certes, à partir de 1560, avec l’édit d’Orléans sur les almanachs, des contraintes de plus en plus lourdes vont peser sur la production de ces prédictions annuelles mais cela n’empêchera pas la production nostradamienne et pseudo-nostradamienne de continuer sur sa lancée, avec notamment les faux almanachs produits à Paris par la veuve Barbe Regnault et par la veuve Nicolas Buffet, et dont le premier numéro concerne l’année 1561.17 Dans sa « Biblio-iconographie du corpus Nostradamus »,Patrice Guinard reproduit les pages de titre de deux almanachs de ce type pour cette année, auxquels il convient d’ajouter toute une série pour 1562 (Prognostication, Bib. Munich) et 1563 (Almanach, Bib. Municipale Lille) notamment, marquée par l’usage de vignettes particulières que l’on retrouvera sur les fausses éditions 1555 Macé Bonhomme et 1557 Antoine du Rosne (y compris pour la Paraphrase de Galien) alors même que les vignettes des vrais almanachs sont d’un autre type et portent le nom de M.de Nostredame) Or, tout se passe comme si les attaques avaient cessé après 1560 et les Contreditz du Seigneur du Pavillon Les Lorriz à savoir ’Antoine Couillard (Paris, L’Angelier)
Etrangement donc, comme un fait exprès, l’environnement des fausses éditions centuriques des années 1550 est encombré par toutes sortes d’attaques contre Nostradamus visant d’ailleurs essentiellement ses publications annuelles mais peut être surtout les épîtres qui figurent en tête des dites éditions centuriques, les Prophéties du Seigneur du Pavillon pour la préface à César, parue (janvier 1555, c'est-à-dire 1556) juste après l’épître à César (1555) en tête du premier volet et le Monstre d’abus de La Daguenière pour l’Epitre à Henri II, daté de l’année même de la dite Epitre..
Non pas certes que Nostradamus n’ait été en butte à certaines critiques par lesquelles nous commencerons mais il semble bien que cette production critique authentique, qui tourne surtout autour de Laurent Videl, ait été instrumentalisée pour les besoins du centurisme.
I Les attaques de Laurent Videl
On dresse généralement un profil selon nous assez peu correct de Videl, l’auteur de la Déclaration18 mais aussi probablement de la Première Invective, signée, in fine, des initiales L.V. C.M., où nous voulons voir les initiales de Laurent Videl19.
Dans un des pamphlets le nom de Nostradamus est donné en clair, dans le second, il se change en Monstradamus mais cela ne suffit pas à conclure qu’il s’agit de deux auteurs distincts. Ces documents paraissent en 1557-1558, si l’on admet que la Première Invective commence à paraitre en 1557 suivie de plusieurs autres éditions.
Videl était-il astrologue comme on le lit fréquemment, était-il un avocat de l’Astrologie Judiciaire comme le dit Olivier Millet (« Feux croisés sur Nostradamus », 1986/198720) ? A partir d’une telle représentation que nous pensons erronée, les nostradamologues se sont demandés ce que Videl pouvait donc reprocher à son confrère Michel de Nostredame. On y a vu la manifestation d’une querelle, d’une jalousie. Tout cela parce que l’on n’a pas compris que pour Videl, le mot Astrologie n’impliquait pas – et c’est précisément ce sur quoi il s’insurge- une pratique « judiciaire ». Videl restreint le champ de l’astrologie qu’il juge légitime à la portion congrue, et lui destine notamment la météorologie, ce qui relève de ce qu’on appelle alors l’Astrologie Naturelle et le mot abus est récurrent, c'est-à-dire le fait d’outrepasser les limites autorisées, permises. On est très loin de ce que proposent les traités astrologiques des années 1550 comme celui du toulousain Auger Ferrier. Videl s’en prend à Nostradamus mais c’est en réalité à l’ensemble de la production astrologique qu’il en a. De Nostradamus, il veut faire un exemple pour recommander- et il sera bientôt suivi dans ce sens, du moins au niveau des textes officiels, une surveillance par l’Eglise de ces livres suspects qui polluent le peuple, Videl le fait au nom du « bien public », on dirait pour des raisons d’hygiène. Que l’astrologie, qui est ici en fait synonyme d’astronomie – le traité de Ferrier s’intitule Jugements astronomiques sur les nativités (Lyon, Jean de Tournes, 1550), maintes fois réédité jusqu’au début du XVIIe siècle et traduit en anglais- se contente d’observer les astres et d’en étudier les effets non sur les hommes mais sur les températures. C’est bel et bien ce mot de « jugement » qui désigne la déviance de l’Astrologie judiciaire et le traité contemporain d’astrologie horaire de Claude Dariot, Introduction au jugement des astres, va dans le même sens.
« Je prie Messieurs les prélats, pasteurs & autres qui ont charge en l’Eglise y vouloir adviser en donnant ordre que telles resveries qui ne peuvent que troubler les pauvres consciences debiles ne se viennent ainsi publier car à eux appartient de chasser toutes folles curiositez qui se veulent pas trop enquérir des mystères que Dieu seul s’est réservés »
Les conseils qu’il donne à Nostradamus confirment tout à fait notre description.
« Suffise toy que l’on admette tes almanachz & pronostiques pour le changement de saison, la variété du temps, le mouvement des planètes selon leur cours naturel « ou encore :
« Ainsi par ceste science jugerons que la conjonction de Mars à Saturne au signe du lyon nous vient causer chaleur & siccité & Jupiter conjoinct à la Lune au signe du cancer nous vient faire croistre & augmenter les humeurs et ainsi de semblables en nous gardant. »
On trouve une phrase construite étrangement mais qui signifie que c’est à tort que l’on méprise l’astrologie : « Plusieurs tiennent cette science superstitieuse & reprouvée laquelle est louable ». Il faut comprendre, d’après le contexte, « cette science est tenue pour superstitieuse et réprouvée alors qu’elle est louable », ce qui n’est pas pour autant une défense de l’astrologie judiciaire car c’est justement l’enseignement de tels « jugements » qui conduit à ce qu’on la réprouve.
En bref, Nostradamus n’était pas en butte à des attaques de la part d’astrologues, au sens « moderne » du terme mais surtout d’anti-astrologues comme Videl, et, sur le marché astrologique, d’imitateurs, ce qui est une toute autre affaire. Il est clair que l’édit de 1560 ne visait pas le seul Nostradamus même si un Couillard, dans ses Contreditz (1560) met son nom en avant, au point que le titre interne porte simplement « Contreditz à Nostradamus ».
En ce qui concerne l’attribution des deux pamphlets au même auteur, notons que le nom même de « première invective » annonce une suite qui est probablement constituée par la Déclaration, surtout s’il est confirmé que le premier texte aurait connu une première publication en 1557. On notera en tout cas cette même épithète employée dans l’un et l’autre texte pour désigner Nostradamus : « fanatique », écrit diversement. Le premier texte parait anonymement avec les seules initiales, le second comporte le nom complet ainsi d’ailleurs que celui de Nostradamus.
Première Invective du Seigneur Hercules le François contre Monstradamus, Paris et Lyon
Déclaration des abus, ignorances et séditions de Michel Nostradamus, Avignon, Pierre Roux et Jean Tramblay, 1558 (BNF)
On notera que le nom de ce libraire servira en 1590 (Anvers, Sainct Jaure), pour désigner le lieu d’édition des Centuries de 1555. On a là peut être un exemple de l’utilisation par les faussaires des éditions centuriques du corpus anti-nostradamique. D’autres exemples pourraient être signalés comme pour le libraire lyonnais Michel Jove qui publie l’Invective de 1558 mais aussi, l’Androgyn de 1570, qui est selon nous une contrefaçon centurique puisque comportant un quatrain se référant explicitement aux centuries. L’inverse cependant pourrait être observé avec Barbe Regnault, qui met sur le marché de faux almanachs mais qui est aussi créditée du Monstre d’abus de La Daguenière, 1558, qui évoque un tel texte qui, si le Monstre d’abus, censé paru chez Barbe Regnault, est un faux pourrait bien être un « garant » de l’épitre au roi de cette même année 1558/
D’ailleurs Olivier Millet rapproche (« Feux croisés sur Nostradamus », p. 112) ces deux documents « que par ailleurs tout sépare sur le plan du style » : « dans leur façon de s’adresser à Nostradamus ». Millet remarque « Videl a peut être ainsi puisé l’inspiration de son avis au lecteur dans la Première Invective ». Cela dit, nous ne suivrons pas son analyse quand il écrit à propos de Videl : « Il dénonce en Nostradamus un charlatan qui ne connait rien à l’astrologie ». Encore une fois, l’on ne peut se contenter de restituer le propos de Videl sans le situer : ce que Videl appelle ici Astrologie n’est nullement l’Astrologie Judiciaire qu’au contraire il connait trop bien et ses critiques au niveau des calculs sont typiquement celles d’un astronome. Une autre formule qui prête à confusion si on n’y prête point garde est celle-ci à propos de la Première Invective. Videl, selon Millet, accuse Nostradamus de faire « accroire au monde que ‘astrologie , science de soy mesme estimable » serait condamnable. Mais accroire ici signifie donner crédit, conforter la thèse du caractère condamnable de l’Astrologie, de cette astrologie-astronomique que Videl défend et qui souffre d’une telle promiscuité. Débat qui se poursuivra jusqu’à la création de l’Académie des Sciences par Colbert, et la fondation de l’Observatoire, un siècle plus tard, en 1666, lorsque, enfin, le mot astrologie ne désignera plus que les tenants de l’astrologie judiciaire.
Videl ne s’en prend pas seulement, comme on pourrait le croire en lisant certains passages du texte de Millet, aux pratiques divinatoires que même les astrologues jugent extérieures à leur domaine (comme la géomancie et autres mantiques) mais bel et bien au cœur même du savoir astrologique. Videl n’est certainement pas favorable à la Tétrabible de Ptolémée et les mises en garde de Ptolémée dans son Prologue, -même si Videl s’y réfère probablement, sont décalées – et bien modestes - par rapport aux siennes propres, bien plus draconiennes et qui veulent ramener l’Astrologie-Astronomie à la portion congrue.-
Cela dit, comme le note à juste titre Benazra (« Les garants « ), Videl cite bel et bien des passages que l’on retrouve dans l’Epitre à César sous ses formes interpolées mais il ne fait aucune allusion à César, à la différence de Couillard qui ne dit nullement qu’un texte a été dédié au dit César, ce qui montre que les deux textes ne se recoupent pas sur ce point essentiel, à savoir l’existence d’une épître à César, peu après la naissance de ce dernier. D’ailleurs, il ne nous semble pas, sauf erreur de notre part, que Nostradamus se référe à son fils dans ses différents écrits, imprimés ou manuscrits. Videl réagit à un texte de Nostradamus mais duquel s’agit-il, peut être d’un texte qui n’a pas été conservé, notamment ce qui a pu paraitre sous le nom de Perpétuelles vaticinations, qui parurent probablement sous le nom de Prophéties et dont la trace a été retrouvée par Gérard Morisse, sans que l’on sache précisément quel était leur contenu.. On n’exclura nullement la possibilité que l’on se soit servi de Videl, comme on l’a fait pour le Monstre d’Abus, pour reconstituer des textes de Nostradamus, en l’occurrence sous la forme d’une épître à César (cf infra):
Videl, donc, selon nous, nous fournirait bel et bien des extraits d’une œuvre autrement perdue de Nostradamus. Il fait, notamment, état d’un intérêt de Nostradamus pour Roussat et son Livre de l’Estat et Mutation des Temps, paru à Lyon en 1550 :
“Encores tu te demonstre plus asne quant tu veux parler des sciences (…), quant tu dis que combien que Mars paracheve son siecle, a la fin de son dernier periode, si le reprendra il : il y ha ja trante deux ans passez que mars a parachevé, & alors la lune print le gouvernement”
Or, ce passage se retrouve bel et bien dans la Préface à César sous sa forme interpolée et augmentée, alors que ce matériau astrologique est absent dans la version Besson :
Préface à César :
Car encores que la planette de Mars paracheve son siecle, & à la fin de son dernier periode, si le reprendra il” (fol. B3r)
Cela laisserait entendre que les ajouts à la Préface auraient pu venir du texte perdu de Nostradamus ainsi commenté par Videl ou du texte même de Videl. On retrouve d’ailleurs chez Couillard un passage relatif à une « anaragonique révolution », ce qui reléve de la même source Roussat. Comme on ne saurait concevoir que Videl prête à Nostradamus des développements qui n’auraient pas existé, force est de constater que les ajouts concernant Roussat dans la Préface à César ont leur justification au regard de la production de Nostradamus et par voie de conséquence les quatrains qui dérivent de la prose du Livre du dit Richard Roussat, chanoine de Langres.II Les épîtres centuriques « authentifiées » par la critique.
Nous montrerons que si l’épitre au Roi de 1556 est authentique et authentifiée par l’almanach pour 1556, la version 1558 ne l’est que par Antoine Crespin, dans les années 1570 qui s’y référe. Quant à la préface à César, nous pensons qu’elle n’a jamais existé avant les années 1580.
A à César
Pour ce qui est de la Préface à César, l’on sait qu’un adversaire de Nostradamus sert de « garant » – pour employer l’expression de Robert Benazra), il s’agit d’Antoine Couillard, seigneur du Pavillon Les Lorriz, auteur de Prophéties, parues, selon le titre, en 1556, en fait moins d’un an après la dite Préface ouvrant le premier volet des Centuries. On nous présente ce texte comme une sorte de pastiche ou de satire de l’Epitre de Michel de Nostredame à son très jeune fils, César et de fait Couillard mentionne le nom de César dans son texte. D’aucuns ont cru que cela suffisait à prouver carrément que les Centuries étaient parues à cette date puisqu’elles étaient introduites par la dite Préface.
Arrêtons-nous sur le privilège accordé au libraire, figurant en tête du texte de Couillard de 1556 :
A monsieur le Prevost de Paris ou son Lieutenant Civil
Recouvert certaine copie cy attachée intitulée Les Prophéties du Seigneur du Pavillon les Lorriz
4 mai 1556
Et comparons –le à celui figurant en tête du volume qu’il est censé commenter :
« recouvert certain livre intitulé Les Propheties de Michel Nostradamus
30 avril 1555
Nous trouvons là, on nous l’accordera quelque similitude entre ces deux documents dont on peut douter de l’authenticité, d’autant que tous deux comportent, en bas de la page de titre ‘Avec privilége ». Signalons que la présence de privilèges dans la production centurique est rarissime. On trouve souvent « avec permission » mais cela ne correspond à rien, comme dans le cas des éditions Benoist Rigaud 1568. Pour les éditions Antoine du Rosne 1557, on ne prend même pas la peine de l’annoncer..
Autre parallèle ; le jour et le mois du privilège Couillard , 4 mai 1556 correspondent à l’achevé d’imprimer Macé Bonhomme, au 4 mai 1555..
Cette formule utilisée dans les privilèges nous semble assez insolite et encore plus si l’on rapproche les deux passages. Le parallèle est en tout cas saisissant comme si les deux formules avaient été comme réalisées conjointement, en quelque sorte comme les deux volets d’un seul et même diptyque.
Rappelons que Couillard est, par ailleurs, l’auteur de « Contreditz à Nostradamus » (Paris, 1560) dont les Prophéties se présentent comme une sorte de prologue. Est-ce que cela n’aura pas contribué à choisir le dit Couillard pour servir de garant pour la Préface à César ? Il suffisait pour cela d’imaginer qu’il réagissait, avec plus ou moins de virulence, à quelque publication de Nostradamus, ce qui avait été avéré. Le critique n’est-il pas le témoin idéal ?
On notera d’ailleurs la similitude des constructions au titre
Les Contreditz du Seigneur du Pavillon lez Lorriz en Gastinois aux faulses & abusives prophéties de Nostradamus & autres astrologues, Paris, Charles L’Angelier (BNF)
1556 : Les Prophéties du Seigneur du Pavillon Lez Lorriz , Paris, (BNF).
Le nom du Sgr du Pavillon est donc tronqué puisque la formue « en Gastinois » manque.
On notera que le nom d’Antoine Couillard ne figure pas au titre. Mais dans les Contreditz, le nom de Couillard figure dans une épître. Il ne figure nulle part dans les Prophétie21s, ce qui explique qu’elles ne furent pas associées au nom de Couillard dans le catalogue de la BNF et de ce fait non signalées par Michel Chomarat dans sa Bibliographie Nostradamus/
Si l’on étudie le contenu des Prophéties du Sgr du Pavillon Lez Lorriz (sic), à la lumière de nos travaux sur les versions successives de la Préface à César, que le dit Couillard appelle Epitre, nous observons que Couillard mentionne un passage emprunté à Roussat à propos de l’anaragonique révolution. Or, ce passage appartient à la partie interpolée de l’épître, celle qui ne figure pas dans la version Besson. De la même façon, la référence à « Martial », censée faire écho, par transposition, aux « mois martiaulx » ne figure même pas dans la traduction anglaise de 1672 qui correspond à un premier état interpolé. Nous en déduisons que la version que Couillard accrédite n’a pas été heureusement choisie et enlève beaucoup de vraisemblance à l’opération de montage.
Benazra (in « Les garants ») fait d’ailleurs une remarque assez édifiante à propos de la formule «"par amphibologies obstrusement, profondement & par figure nubileuse perplexes sentences", en observant une même formulation dans la Lettre à Henry Second. Nous y voyons plutôt l’indication de ce que la rédaction de cette contrefaçon s’effectua à une époque, où l’on connaissait la dite Epitre au Roi, c'est-à-dire dans les années 1590..
Nous avons déjà mentionné, en suivant les propos de R. Benazra, l’importance des informations figurant dans la Déclaration des abus , ignorances et séditions de Michel Nostradamus, Avignon, chez Pierre Roux, de Laurent Videl pour les fabrication de la Préface à César et dans la foulée pour celle des Prophéties de Couillard qui sont censées en être une sorte de commentaire. Videl nous donne des extraits d’un ouvrage de Nostradamus mais il ne s’agit pas de la Préface à César comme on voudrait nous le faire accroire et d’ailleurs Videl ne cite même pas le nom de César. Il aura semblé aux faussaires, de construire la Préface à partir de la Déclaration de Videl s’en prenant à un texte qui semble bien consister en des Prophéties Perpétuelles. Grâce aux extraits de Videl, l’on pourrait reconstituer du moins en partie ces Prophéties de Nostradamus qui n’ont rien à voir avec la forme des Centuries. Mais les dits extraits se retrouvent en revanche dans la Préface, même celle, si bréve, parue chez le libraire Antoine Besson.
Nous proposons donc le scénario suivant. A partir du texte de Videl, se réalise une première mouture de l’Epitre centurique à César :
Déclaration de Videl : "Tu donc Michel as composé (comme tu dis) livres de prophéties & les as rabotez obscurement, & sont perpetuelles vaticinations (...) O grand abuseur de peuple, tu dis que tu as faict de perpetuelles vaticinations, & apres tu dis qu'elles sont pour d'icy a l'an 3797. Qui t'a assuré que le monde doyve tant durer ? N'est tu pas un assuré menteur ? Car les anges mesmes n'en scavent rien" (fol. D4v - E1r).
Cela devient dans la version bréve de la Préface à César, recueillie par Besson. On passe du « tu » au « je » :
« J’ay composé Livres de prophéties , lesquels j’ay voulu labourer (sic) un peu obscurément contenant chacun cent quatrains astronomiques qui enveloppent (sic) perpétuelles vaticinations pour d’icy es années 1767 (sic, pour 3797) »
Que l’on comparera à la version longue de l’Epitre à César telle qu’elle figure dans les diverses éditions des centuries :
« J’ay composé Livres de Prophéties contenant chacun cent quatrains astronomiques de prophéties ,lesquelles j’ay un peu voulu raboter obscurément & sont perpétuelles vaticinations pour d’icy à l’année 3797 »
On notera que la version Besson comporte des variantes plus importantes que la version « canonique » par rapport à la source Videl, outre le changement d’année. Sur des points de détail, la version Besson comporte en effet certaines variantes- y compris dans la construction de la phrase - qui lui sont propres. C’est sans importance par rapport à notre propos ici. Ce qui est frappant c’est le passage de « Tu donc Michel as composé livres de prophéties » à « J’ay composé Livres de prophéties », de « les as rabotez obsvurément » à « J’ay voulu un peu raboter obscurément » etc. La transposition est assez flagrante. Et l’interpolation également ;
« Livres de prophéties contenant chacun cent quatrains astronomiques de prophéties » - le terme centurique n’est pas employé. En effet, Videl n’évoque pas le contenu des dits « livres de prophéties » et cela est bien fâcheux pour ceux qui voudraient que Videl ait eu sous les yeux l’Epitre à César, dont d’ailleurs, il ne prononce pas le nom.
Ensuite, l’on créer le texte de Couillard qui est censé dérivé de l’Epitre à César :
- Prophéties de Couillard : "Non pas que j'entende & veuille parler de perpetuelles vaticinations pour d'ici à l'an 3797" (fol. D4v)
.Mais Couillard est en quelque sorte mieux informé – et pour cause- de la Préface à César et il en donne cet extrait
- Prophéties de Couillard : "puisque noz nouveaux prophetes nous menassent que le monde s'aproche d'une anaragonicque revolution, & qu'il perira si tost" (fol. D4v)
- - Lettre canonique à César : "Car selon les signes celestes le regne de Saturne sera de retour, que le tout calculé, le monde s'approche, d'une anaragonique revolution" (fol. B3v)
Or ce passage, fait partie de ce qui sera interpolé – pris de Roussat- dans la dite Epitre et ne figure pas dans la version Besson.
Il en est de même de la forme « mois martiaulx » qui est répercutée, nous dit-on, chez Couillard par « mon fils Martial »- ce qui est au demeurant assez incongru- laquelle forme est tardive, puisque non attestée par la version anglaise Garencières – mais ce point n’est pas déterminant car la version anglaise peut être lacunaire sur ce point - qui s’appuie sur un état plus ancien et moins corrompu de la version longue de la Préface. Là encore Videl ne fournit pas cette donnée sur les « mois martiaulx » et ne fait pas la moindre allusion à l’enfant confronté à un savoir qui ne peut que le dépasser.
Besson : « Et que tes ans jouvenceaux incapables à recevoir »
Version canonique : « mais tes mois Martiaux incapables à recevoir »
Version Garencières : But thy months are incapable to receive »
On voit donc l’usage qui aura été fait –et d’ailleurs au départ à juste titre- des attaques contre Nostradamus, lesquelles restituent par ailleurs en partie les Présages Merveilleux pour 1557, au sein du Recueil des Présages Prosaïques, grâce au Monstre d’abus de La Daguenière. L’interpolation dans le texte de Videl de la référence à César pour produire les Prophéties du Seigneur du Pavilon et la préface à César, est assez manifeste et ressort du travail comparatif de R. Benazra :
Videl -:
« Tu dis que prophete veut dire prevoyant pource qu’en Samuel est escrit celuy qui s’apelle aujourdhuy prophete s’apelloit jadis voyant : mais il est certain qu’ilz voyaient ce que Dieu leur revelloit par son esprit” (fol. D3v - D4r)Préface à César avec passage à nouveau du « tu » au « je » et la mention « mon fils » répétée dans une seule et même phrase :
« Encores mon filz que j’ay inséré le nom de prophete, je ne me veux atribuer tiltre de si haulte sublimité pour le temps present : car qui propheta dicitur hodie, olim vocabatur videns : car prophete proprement mon filz est celuy qui voit choses loingtaines de la cognoissance naturelle «
On pourrait compter le nombre de fois où l’on aura placé « mon fils » dans la Préface :
Ton tard advenement César Nostradamus mon fils
Mais mon fils je te parle icy un peu trop obstrusément (sic pour abstrusément)
Je ne dis pas mon fils afin que bien l’entendes
entendant universellement par toute la terre mon fils
Mais à celle fin mon fils que je ne vague
Viens à ceste heure entendre, mon fils
Faisant fin, mon fils, prends donc ce don
En fait, ce ne sont pas nécessairement les documents qui constituent des faux mais l’usage ultérieur qui en est fait par les commentateurs, jusqu’à nos jours. En réalité, tout repose sur le fait que Couillard cite le nom de César au détour d’une phrase sans indiquer aucunement que le dit César est le dédicataire d’une quelconque Epitre. De là à conclure que Couillard atteste de l’existence et de la Préface à César et des premières éditions des « Centuries », cela reléve du roman historique.
B Au roi Henri II
Dans le Recueil des Présages Prosaïques, Chavigny reconnait s’être servi du pamphlet de La Daguenière pour reconstituer partiellement un texte qui aurait disparu de sa collection. L’affaire est assez obscure, quand on y réfléchit. :
1557 :; « D’un autre présage sur la mesme année qui ne se trouve point, dédié à la Magesté du Roy Tres Chrestien. Passages sugillez et calomniez par un des haineux de l’auteur pour ne les avoir entendus, et retirez d’un sien livre imprimé à Paris 1558. (B. Chevignard, Présages de Nostradamus, op cit. p. 283). ? Ne s’agit-il pas d’une volonté d’authenfier la fausse Epitre à Henri II, de la même année 1558. ?
Autrement dit, il s’agirait d’un ouvrage dont on n’aurait eu connaissance que par la lecture du Monstre d’abus de La Daguenière, Paris, Barbe Regnault, 1558. Ce qui témoigne, en tout état de cause, d’un examen fort attentif par Chavigny et probablement par d’autres de la production tournant, de près ou de loin , autour de Nostradamus, et ce qui signifie que l’accès à la dite production pouvait se faire, ce qui implique l’existence, déjà à l’époque, de bibliothèques spécialisées dans les nostradamica..
Ce texte est important puisqu’il concerne une Epitre à Henri II, qui ne nous est pas restituée du fait qu’elle ne figure pas dans le Monstre d’abus, mais il s’y réfère cependant pour se gausser d’une telle impertinence. Si cela n’avait pas été le cas, Chavigny ne mentionnerait pas ce point. .Mais le lecteur du second volet des Centuries sait que celui-ci est introduit par une telle épître, datée de juin 1558. mais qui renvoie à 1557 : « accomençant par le temps présent qui est le 14 de mars 1557 ». Rappelons qu’à cette époque, le changement d’année s’opérait autour du mois de mars et d’ailleurs la Préface à César est datée du Ier Mars 1555. Mais si elle avait été datée de février 1555, elle aurait été, pour notre calendrier actuel, de 1556, comme dans le cas des Prophéties de Couillard (cf infra) dont les épîtres sont datées de janvier 1555, qu’il faut évidemment lire 1556, comme le note d’ailleurs Olivier Millet.. En ce qui concerne les épîtres de l’almanach et de la pronostication pour 1557, la mention « janvier 1556 » doit être comprise « 1557 », donc peu avant le 14 mars 1557 qui est le point de départ annoncé de l’Epitre au Roi. Mais il n’est pas dit ici, dans le Recueil, que la dite Epitre au Roi introduisait des Centuries et les extraits qui sont donnés ne recoupent nullement les quatrains du second volet ni d’ailleurs du premier. Tel n’était probablement pas le propos car le phénomène centurique, à partir des années 1590 est compilatoire, il ne prétend nullement restituer un ensemble qui aurait été pensé comme d’un seul tenant dès le départ. Il s’agit de recueillir les pièces les plus diverses. Certes, par la suite, probablement du fait de retouches, l’on aura introduit ponctuellement, dans l’Epitre centurique à Henri II une référence aux centuries, mais cela se sera fait après coup lorsque l’on sera passé, comme cela s’observe de façon cyclique, par une phase de toilettage qui alterne avec une phase de récupération et d’addition, alternance qui peut parfois déconcerter et égarer mais qui s’observe dans bien des domaines, hors du champ centurique..
En tout état de cause, la thèse selon laquelle il aurait existé deux moutures successives de l’Epitre à Henri II, diversement datées semble difficile à tenir du moins dans l’esprit des agents concernés, d’autant que la seconde ne renvoie pas à la première alors qu’elle renvoie à la Préface à César de 1555. Il semble bien que l’on cherche ici à accréditer la thèse d’une Epître au Roi qui aurait bel et bien été écrite par Nostradamus de son vivant et bien entendu avant la mort tragique du souverain en 1559.
Un autre lien entre le Monstre d’Abus et le second volet des éditions centuriques tient au fait- signalé par Pierre Brind’amour (Nostradamus astrophile) que le titre complet, à commencer par La Daguenière, qui est un nom de lieu, emprunte assez massivement à la Guide des Chemins de France de Charles Estienne, qui est, comme on le sait, une des sources connues et reconnues de quatrains appartenant au dit volet, introduit par la dite Epître.
Que conclure de ces remarques ? A comparer l’Epistre au Roi des Présages à celle des Centuries, on reconnait un schéma introductif semblable
« vous consacrer les présages de l’an mil cinq cens cinquante et sept »
Je voudrais consacrer ces miennes premières (sic) prophéties et divinations parachevant la miliade
Mais même si l’on compare avec le texte le plus dépouillé, celui de l’édition Besson, force est de constater que le texte a été largement réécrit.
C’est en tout cas le seul exemple sur l’ensemble des pièces nostradamiques du XVIe siècle où mention est faite au titre d’une dédicace au Roi. Elle ne figure en aucune façon sur l’une ou l’autre des pages de titre des éditions à dix centuries. Un des rares exemples au XVIIe siècle est en 1603, à Paris, chez Sylvestre Moreau, celui de la Nouvelle Prophétie de M. Michel Nostradamus (…) Dédié au Roy, sans autre précision. Etrangement, si Benazra ou Chomarat mentionnent dans leurs bibliographies, pour l’année 1557, les Présages Merveilleux pour 1557, il ne semble pas qu’ils aient eu conscience que cela comportât une épître au Roi à confronter avec celle des Centuries.(voir Benazra, RCN, pp. 35 et seq). Pourtant le début de l’épître est reproduit, en fac simile, dans le Testament de Nostradamus de D. Ruzo. Le débat n’est pas tant, à ce stade, en quelle année réellement fut publiée une édition comportant cette épître mais de quelle année elle était datée, au départ. Car s’il peut exister plusieurs éditions d’un même texte, il est moins commun qu’un texte porte deux dates distantes de plus d’un an.
Pourquoi aura-t-on éprouvé lé besoin non seulement d’amplifier, de remanier le texte, de le faire introduire des centuries - ce qui se conçoit selon une certaine logique – mais de changer la date de l’Epitre, de la décaler de plus d’un an. ? Nous pensons que cela pourrait tenir à la Vie de Nostradamus qui situe par erreur le voyage de Nostradamus en 1556 et non en 1555. Dès lors, l’épitre de janvier 1556 pouvait sembler suspecte pour des faussaires ignorant que janvier 1556 doit se lire janvier 1557. Mais à la fin du siècle, ce genre de subtilité était déjà de l’histoire ancienne, le changement de pratique datant de 1564. En fait, l’épitre au roi aurait bel et bien pu rester datée de « janvier 1556 », sans cet excès de zèle ou de scrupule qui dénote en tout cas une certaine conscience professionnelle.
. Ce serait en tout cas une erreur de considérer l’entreprise nostradamique comme n’obéissant qu’à une seule et même logique. Plusieurs initiatives auront ainsi cohabité et se seront croisées et à un certain stade, comme lorsque se constitue un canon –comme le canon biblique- des choix sont faits de ce que l’on garde ou ne garde pas, des arbitrages rendus quand il y a des doubles emplois trop évidents. Nous avons évoqué la possibilité selon laquelle l’Epitre à Henri II n’avait peut être même pas été la seule option, qu’une autre épître avait pu être en lice, celle qui nous est connue sous le nom de Significations de l’Eclipse pour 1559.
Quant à l’ouvrage cité dans le Recueil (cf B. Chevignard, Présages, p. 283), du Monstre d’abus de La Daguenière, pour ses passages repris des Présages Merveilleux, il a été noté par P. Brind’amour qu’il avait puisé à la même source que divers quatrains du second volet (centuries VIII, IX, X). L’utilisation d’Estienne peut avoir daté de la fin du XVIe siècle : précisons, en effet, que si l’ouvrage est d’abord paru en 1552, on le trouve, par exemple, en 1600, ce qui est assez proche de la date qui nous semble probable, en version augmentée, à Rouen, chez T. Daré sous le titre : La grand Guide des chemins pour aller et venir par tout le royaume de France, avec les noms des fleuves et rivières qui courent parmy lesdicts pays, augmenté du voyage de S. Jaques, de Rome et Venise (BNF Res. L 25-82). Or, nous avons montré22 que les quatrains empruntés à Estienne ne concernaient pas uniquement les itinéraires français mais aussi ceux situés au-delà des frontières du Royaume, tant en Espagne qu’en Italie.. D’ailleurs, la date de parution du Monstre d’abus - 1558- est bien tardive pour réagir aux Présages Merveilleux paru au début de 1557. Ne s’agirait-il pas là avec le Monstre d’abus de la fabrication d’un garant de l’épître à Henri datée du mois de juin de cette même année 1558 ? Nous pensons que la rédaction même du Monstre d’Abus pourrait dater de la fin du XVIe siècle. Ce serait donc vers 1600 que l’on aurait composé et l’Epitre à Henri II 1558 ; et le Monstre d’Abus ainsi qu’un certain nombre de quatrains centuriques du second volet.
En 2002, nous avions signalé 23qu’Antoine Crespin mentionnait, à deux reprises, bel et bien une épitre au Roi datant de 1558 – c’était la première fois que l’on trouvait un « garant », en dehors des éditions centuriques, pour ce texte. « Regarde une prophétie qui est faite le 27 jour de Iuing 1558 à Lion, dédiée au feu Henry grand Roy & Empereur de France, l’autheur de laquelle prophétie est mort & décédé’: Epître envoyée à M. Crespin Nostradamus (..) par les six philosophes d’Egipte & l’astrologue du grand seigneur de Constantinople, 1573, Vienne, chez Nicolas Martin et Epistre à la Royne Mère du Roy, Lyon, Benoist Rigaud, 1573, donc à la veuve d’Henri II, Catherine de Médicis. C’est l’occasion de rappeler ce que nous avions développé dans notre post-doctorat ( 2007) le rôle que joua le libraire Rigaud dans la diffusion de l’entreprise crespinienne sinon dans celle de Michel de Nostredame. C’est en fait, probablement, cet engagement dans le processus néo et pseudo nostradamique qui aura abouti à conférer au dit Rigaud la place qu’on lui connait. Cela dit, nous pensons que cette production est plus tardive que nous l’indiquent les pages de titre. Elle place Rigaud au service non pas de la Ligue mais du parti d’Henri de Bourbon, dont on sait que l’épitre à Henri II 1558 ouvre des centuries qui clament haut et fort la victoire du dit prince. Soulignons aussi le fait que le même Crespin truffe ses publications d’éléments que l’on retrouvera dans les centuries. C’est manifestement le cas des Prophéties dédiées à la puissance divine & à la nation française, Lyon, chez François Arnoullet., 1572.Nous avions d’ailleurs en 2002 émis l’hypothèse selon laquelle certains textes de Crespin auraient été récupérés pour contribuer à la réalisation de certaines centuries. Mais la présence dans les dites Prophéties de quatrains appartenant aux dix centuries ne place-t-elle pas, ipso facto, une telle production dans les années 1594, date à laquelle des ensembles rassemblant toutes les centuries paraissent et sont commentées par un Jean Aimé de Chavigny, dans le Janus Gallicus à moins cependant que Crespin n’ait inspiré les rédacteurs des deux volets ? . En 2005, dans une communication à Jérusalem, au Congrès Mondial des études juives, nous avions traité de Crespin en rapport avec la question de la papauté, notamment autour du verset « Roy de Bloys en Avignon régner », qui semble bel et bien relever d’une sensibilité réformée.
Dans cette même édition de 2002, nous avions déjà noté la présence de l’an 1585 chez Crespin : (p/ ;83) : « Crespin accordait la plus grande importance à l’an 1585, en relation avec une grande conjonction » Rappelons ce passage de l’Epitre à Henri II : »mesmes de l’année 1585 & de l’année 1606 » (mention absentes dans la version Besson).
On relèvera dans la production néo-nostradamique prétendument des années 1570 le nombre de cas qui renvoient aux années 1584-1585 : cela tient au processus de ces prophéties à long terme qui entendent couvrir de nombreuses années – jusqu’à 20 ans - et qui généralement commencent vaguement par « à partir de la présente année » avec point d’arrivée la décennie suivante :
Rouen, Pierre Brenouzer, 1568 : « Prédictions pour vint (sic) ans, continuant d’an en an iusques en l’An mil cinq cens quatre vingt trois (…) par Mi. De Nostradamus le Jeune. (BNF, RCN, p. 90)
Troyes, Claude Garnier, sans date : « Prédictions (…) depuis cette présente année iusques à l’An mil cinq cens quatre vingt & cinq (..) par M. Nostradamus le Jeune (BNF)
Paris, Nicolas du Mont, 1571, Présages pour treize ans, continuant d’an en an iusques à celuy de mil cinq cens quatre vingt trois (..) par M. Nostradamus le Jeune (Bib. Ste Geneviève)
Paris, Martin le Jeune, Epistre dédiée (à) Charles IX, par Antoine Crespin (…) iusques en l’année 1584 »
(BNF)
Lyon, Benoist Rigaud,1573 : Epistre à la Royne Mère du Roy (..) par Antoine Crespin (..) d’un déluge (..) qui doit venir l’an 1583 (BNF)
Vienne, Nicolas Martin, idem (BNF)
Lyon Benoist Rigaud : Prédictions des choses plus mémorables (..) jusques à l’an 1585 (..) par M.Mich. Nostradamus le Jeune
De là à conclure que nous sommes là encore en face d’éditions qui se veulent plus anciennes qu’elles ne le sont réellement, il n’y a qu’un pas que nous serions tentés de franchir. Le stratagème est simple : sous prétexte de présenter une suite de pronostications sur toute une série d’années, seules les années finales sont à lire. Il en est de même d’ailleurs pour les centuries, où les quatrains les plus significatifs étaient les derniers, d’où l’augmentation incessante du nombre de quatrains de la Ive centurie puis de la VIIe centurie. On nous fera remarquer qu’il y a comme une progression : on commence avec pour terme 1583, puis l’on passe à 1584 et 1585. Cela tendrait à montrer que ce n’est pas la mort du duc d’Alençon qui est ici déterminante car celui-ci était porteur d’espérances de réconciliation. Il serait mort au mauvais moment, c'est-à-dire à l’époque où le mouvement prophétique voulait le mettre en orbite. C’est en surfant sur ce phénoméne que vraisemblablement Benoist Rigaud aura entamé le revival salué par Du Verdier dans sa Bibliothèque de 1585. Il nous semble que l’on aura ajouté 1606 à côté de 1585 quand l’an 1585 ne fut plus d’actualité, en faisant ainsi non point une année d’arrivée mais une date de départ. Cela implique que l épitre à Henri II ainsi retouchée est postérieure à 1585. Il existe d’ailleurs des versions de la dite épitre où l’interpolation d’une date supplémentaire est particulièrement manifeste, les deux années se jouxtant, avant que l’on ait trouvé une présentation plus acceptable. C’est le cas du second volet, daté de 1590, de l’édition parue à Caors (sic), chez Jaques sic) Rousseau et conservée à Rodez. (RCN, p 126 et seq). Cette édition parue sous le titre de Prophéties de M. Michel Nostradamus pourrait être la plus ancienne parmi les éditions dix centuries conservées, ‘elle est fort proche dans sa présentation du titre placé en tête du premier volet mais renvoyant au second « adioustées de nouveau par le dict autheur », de l’édition Antoine du Rosne, 1557 Utrecht, dont manque le second volet.
L’année 1606 coïncide peu ou prou avec la date de l’Epitre à Henri IV de 1605, en tête du troisième volet troyen. Le basculement d’une vingtaine d’années – 1583/4/5 vers 1605/1606 nous apparait comme marquant un nouveau stade dans le développement du corpus centurique.
III La composition des Significations
L’année 1605 -« adviendra l’an 1605 que combien le terme soit fort long « - figure dans l’épitre à Jacques-Maria Sala qui nous est parvenue sous le titre de Significations de l’Éclipse qui sera le 16 septembre 1559 (de) laquelle sera sa maligne extension inclusivement iusques à l’an 1560, diligemment observées par Maistre Michel Nostradamus docteur en médecine (..) avec une sommaire responce à ses détracteurs 24, Paris, Guillaume Le Noir, et datée de 1558 comme l’Epitre à Henri II renvoie elle aussi au début du XVIIe siècle : 1605 au lieu de 1606..
Nous avons montré qu’outre une interpolation, résultat d’un emprunt à l’Eclipsium de Leovitius, pouvant être considéré comme ayant annoncé la menace par une blessure à l’œil de quelque prince, du fait des effets de l’étoile fixe Antarès, l’on y avait placé un texte anti-nostradamique que nous n’avons pu retrouver ailleurs, lequel texte s’en prend précisément aux Présages Merveilleux de 1557. La date du 16 septembre 1559 qui figura au titre relève d’un procédé tout à fait inhabituel dans la production de Nostradamus, du moins telle qu’elle nous est parvenue. En réglé générale, une année est avancée au titre et non pas un jour précis. Or, ce jour est proche de celui de la mort d’Henri II laquelle était survenue deux mois plus tôt, en juillet 1559.
. Nous avons émis l’hypothèse selon laquelle cette Epître aurait pu servir à introduire certaines centuries du second volet avant d’être remplacée par l’Epitre à Henri II, les deux textes étant datés de 1558, à quelques semaines d’intervalle.
Le procédé est assez étonnant vu qu’on attribue dans les Significations cette diatribe à Nostradamus, qui en était en fait la cible. Dès le titre, on annonce que Nostradamus va répondre à ses détracteurs et pour ce faire on n’aura rien trouvé de mieux que de recycler une attaque dont il avait été l’objet. En fait, à la lecture de ce passage, on s’aperçoit assez vite de la supercherie à moins d’imaginer qu’il s’en prenne à d’autres astrologues, ce qui va accréditer la thèse selon laquelle certains textes dirigés contre lui seraient le fait de confrères.
Or, le passage en question pourrait correspondre en effet à une véritable attaque contre Nostradamus et ses Présages Merveilleux dont aurait pu s’inspirer le rédacteur du Monstre d’abus signé Jean de La Daguenière. Ce qui est clair, en tout cas, c’est que les faussaires avaient une pratique de cette littérature de « haineux » de Nostradamus. Mais ne serait-ce pas plutôt une allusion aux Grandes et Merveilleuses Prédictions, titre qui sera utilisé à Rouen et à Anvers, entre 1588 et 1590, pour désigner les quatrains centuriques ? Le titre Présages Merveilleux associé à une épître à Henri II n’est pas sans évoquer le second volet introduit par la dite Epitre. Ne pourrait-on considérer que cet intitulé était utilisé par le camp d’Henri IV alors que Prophéties l’était par le camp ligueur mais qu’à un certain stade, le titre aurait été repris, pour créer quelque confusion, à Rouen et à Anvers, avec un contenu tout autre ?
Mais quelle est la place de la polémique dans la production du dit Nostradamus ? Dans les Significations, justement, figure au sous titre la mention : Avec une sommaire responce à ses détracteurs. Or cette réponse consiste en grande partie dans ce texte emprunté à l’un d’entre eux:
« O la grosse bestiasse , tu ne saurais contredire que tu ne le sois & bien gros pour avoir inséré en tes ignares & sans savoir avoir advertissement que tu as pris de Boccace dans la généalogie des dieux ou il parle des poétiques narrations (…) Tu veux aussi estre cornu au principe, comme tu es à la fin du sac mais scais tu que tu seras philosophe avec tes pronostiques que tu dis estre merveilleux ( …) comme tu es loing de bon sens & de foi chrestienne (…) » C’est ensuite Nostradamus qui poursuit, apparemment, visant l’Hercule François ; « Or je suis prédestiné en cet estre que tous ceux qui à l’encontre de moy escrivent sont totalement «bestes brutes, asnes hebetés & déceuz grandement de toute leur voye (…) comme il a esté si outrecuidé desoy attribuer le surnom d’un si vaillant personnage comme Hercules Galleus » 25» . Il s’en prendrait donc ici à Videl.
Mais dans la Grande Pronostication Nouvelle pour 1557, l’on trouve au titre « Contre toux ceux qui tant de fois m’ont fait mort. »
Cette pièce reprend le motif des Pronostications de Nostradamus telles qu’elles nous sont connues pour les années 1555,(collection Ruzo, page de titre in Testament de Nostradamus) 1557(Musée Arbaud, Aix en Provence), 1558 (Bib. La Haye) et 1562 (Vente Ruzo, Catalogue Swann n°18), ce qui fait quatre occurrences. En ce qui concerne la pronostication pour 1559, nous ignorons son apparence. Au delà, seuls des almanachs de Nostradamus, donc sans vignette, nous sont connus, si ce n’est les almanachs pirates de Barbe Regnault qui comportent un autre type de vignette.. La formule de la Pronostication paraissant parallèlement à l’almanach est abandonnée, l’une étant organisée selon les saisons, du printemps jusqu’à l’hiver et l’autre de janvier à décembre.
Pourquoi, dans ce cas, les Significations comporteraient-elles la vignette réservée aux Pronostications ? Il nous semble en effet qu’il ait existé un cloisonnement assez strict. Pour le public, les Pronostications constituaient probablement le fer de lance de la production nostradamique et d’ailleurs la partie la plus susceptible d’attaques de la part des gardiens du « bien public », comme Videl alors que l’almanach avait pour lui la tradition du calendrier et du cycle soli-lunaire, même si les quatrains lui étaient réservés, les pronostications en étant totalement dépourvues.
Comme pour les Présages Merveilleux qui s’alignent sur la production du libraire parisien Jacques Kerver, les Significations s’en tiennent à la présentation propre à Guillaume Le Noir, et la Pronostication nouvelle pour l’an 1558, parue chez ce même libraire, pourrait bien avoir servi de modèle, vu que nous ne disposons pas de la Pronostication pour 1559. La partie inférieure de la page de titre est inchangée mais l’une a un privilège comme indiqué en bas de la page de titre alors que l’autre n’en a pas, et ce en dépit de la même annonce. Cela dit, en raison de la lourdeur du titre complet des Significations, les caractères en sont sensiblement plus petits.
On nous objectera que le public n’avait que faire d’un texte concernant les années 1559 et 1560. L’on pourrait aussi dire qu’il n’avait que faire d’épîtres datées de 1555 ou de 1558. Et c’est pourquoi certains ont prétendu que de tels textes avaient du, pour le moins, commencé à paraitre au moment de leur rédaction. Or, toute l’entreprise centurique est fondée sur un tel anachronisme, et cela vaut plus généralement pour le prophétisme qui tend à s’articuler sur des textes aussi anciens que possible.
Selon nous, la seule justification des Significations fut qu’à un certain stade, l’on pensait les intégrer au sein du canon centurique. Or, pour quelque raison, tel ne fut pas le cas. Ce texte fut basculé du côté des Pronostications et almanachs en prose et seules deux épîtres – centuriques - échappèrent à une telle relégation. Le cas des Significations est d’ailleurs très particulier puisqu’elles ne s’apparentent pas à la catégorie des publications annuelles. Alors que les Présages Merveilleux ont au moins le mérite de comporter une Epitre au Roi, en dépit de leur caractère également atypique, les Significations consistent en une épître au vice-légat d’Avignon ? Jacques Maria Sala. En fait, les Significations ont le même statut additionnel parmi les productions pour l’an 1559 que les Présages Merveilleux pour l’an 155726.
On fera quelques observations supplémentaires concernant ce titre alambiqué et en soi assez atypique. D’ abord, le mot même de Significations, qui est ici synonyme de « Commentaires », terme qui lui est préféré et qui sera largement utilisé en 1594-1596 par Jean Aimé de Chavigny. Nostradamus est présenté comme « commentateur » des données astronomiques et nullement comme prophète et d’ailleurs son épitaphe le présente comme le plus « digne de tracer et rapporter aux humains selon l’influence des astres les événements avenir par dessus tout le ronde de la Terre » ( Vie de Nostradamus) Tout l’appareil astronomique- on l’ a vu à propos du Recueil de Présages Prosaïques – nous apparaît comme surajouté au texte proprement dit de Nostradamus qui semble être, à la base, une combinatoire de courts oracles, figurant dans le calendrier de ses almanachs , jour par jour et qui importait plus que les quatrains mensuels, de telles formules lapidaires étant par ailleurs typiques des Vaticinations Perpétuelles, genre que fleurira encore au XVIIIe siècle, notamment sous le nom de Moult27, et souvent associé à celui de Nostradamus. Insister sur la référence astronomique permet au discours prophétique de mieux passer.28. Notons cette publication « crespinienne » :Lyon Jean Patrasson, 1576 (BNF) : Pronostication generale du ciecle Solaire qui se faict en XXVIII ans & dure perpétuellement ( BNF, RCN, p. 113)
Ensuite, nous nous arrêterons sur la façon dont Nostradamus est introduit au titre : Significations de l’Éclipse (…), diligemment observées par Maistre Michel Nostradamus docteur en médecine (..) avec une sommaire responce à ses détracteurs29, Que signifie ce pluriel : « observées » ?. Ce ne sont pas les significations qui le sont mais bien l’éclipse qui est un singulier. Quant à « diligemment », il nous évoque la littérature néo-nostradamique des années 1570 : en 1571, le libraire parisien Nicolas du Mont publie des Prédictions des choses plus memorables qui sont à advenir depuis cette présente année iusques à l’An 1584 (..) suyvant la planéte qui gouverne chacune année prinse (sic) tant des éclipses de soleil et de la Lune que du livre merveilleux de Cyprian Leovitie (..) lesquelles ont esté avec grande d’illigence (sic) mise en lumière par M. Michel de Nostradamus le jeune, Docteur en médecine (BNF cf RCN, p. 97)). Ce même Leovitius qui est utilisé dans les Significations.
On trouve, dans le même style, en 1572, chez le même libraire des Présages pour treize ans continuant d’an en an (…) lesquelles à la supplication de plusieurs ont esté à grande diligence reveues & mises en lumière par M. de Nostradamus le Jeune (Bib. Ste Geneviéve)
Nous pensons que les faussaires ont été influencés, du fait qu’ils disposaient dans leur bibliothèque de cette production néo-nostradamique ou pseudo-nostrdamique, au sein de laquelle ils étaient mal préparés à distinguer le bon grain de l’ivraie- par ce type de présentation, fabriquant du faux avec ce qu’ils croyaient être du vrai.
On est là dans un genre qui est fondé sur une attribution d’une planète à une année - et qui diffère sensiblement de par ses fondements astronomiques fictifs (du type planètes et jours de la semaine)- du travail réalisé pour les publications paraissant chaque année - et non par séries d’années - qui n’est pas attesté dans la production nostradamienne conservée mais qui a du en faire partie du fait même de la fortune qu’il connaitra chez ses imitateurs et ce dès la fin des années 1560. Cette formule « d’an en an » « suivant la planète qui gouverne chacune année », fait écho pour nous à celle que l’on trouve à la fin de la Préface à César : « Prends donc ce don de ton père (..) espérant toy déclarer une chascune prophétie des quatrains ici mis », comme si on avait remplacé « année » par « prophétie ».. A ce propos, la leçon de la version Besson de la conclusion de la dite Préface semble meilleure : « espérant à toy declarer une chascune des Prophéties & quatrains cy-mis ». Or cette expression incongrue « prophétie des quatrains » est reprise dans toutes les versions de la Préface, à l’exception de Besson. Même dans la traduction anglaise de 1672, c’est cette nouvelle forme qui figure : « hoping to expound to thee every Prophecy of these Stanza’s » comme si chaque quatrain impliquait plusieurs prophéties.
. Il reste que, pour quelque raison, ces contrefaçons ne mentionnent pas de quatrains centuriques alors que cela aurait pu être le cas. Elles semblent ne viser que les épîtres, ce qui, selon nous, plaide en faveur de l’importance, du moins à un certain stade du processus canonique, des dites épîtres. Le seul exemple que nous connaissions d’une contrefaçon se référant explicitement à un quatrain dument cité intégralement avec mention de son positionnement, est celui de l’Androgyn, censé paru chez Michel Jove, à Lyon, en 1570, un des éditeurs par ailleurs de la Première Invective.
. Même les épîtres centuriques ne citent pas explicitement de quatrains mais comme nous l’avons montré ailleurs, nombre de quatrains dérivent des dites épîtres, dont elles sont les matrices.
Certains historiens ont quand même été surpris par ce silence des adversaires de Nostradamus concernant les centuries. C’est ainsi qu’Olivier Millet écrit : « Videl s’en prend non pas aux Prophéties déjà anciennes de 1555 ni à celles de 1558, pas encore publiées mais aux almanachs et pronostications des dernières années »(« Feux Croisés », p. 107). En fait, Videl, un des rares adversaires de Nostradamus dont nous ne discutons pas l’authenticité de certaines œuvres en rapport avec Nostradamus, ne se référe pas, en 1558, aux « Prophéties », tout simplement parce que celles-ci ne sont pas encore parues.
17 C’est un des apports de la colection Ruzo que de cpmpléter sur ce point les bibliographies de Chomarat et de Benazra.
18 A consulter sur le site numérique Gallica de la BNF
19 Voir sur ces initiales, O.. Millet, « Feux croisés sur Nostradamus », p. 119
20 Divination et controverse religieuse en France au XVIe siècle, Cahiers V L Saulnier, Paris, 1987
21 Nous avons fourni la localisation des Prophéties à Olivier Millet pour ses Feux Croisés sur Nostradamus.
22 Espace Nostradamus n° 144 « Evaluation de la clef géographique des Centuries « 2005.
23 Documents inexploités sur le phénoméne Nostradamus, op. cit. pp. 49 et seq.
24 Michel Nostredamus, Les significations de l’éclipse qui se fera le 16 septembre 1559, Paris, Guillaume le Noir, [1558].
25 Cf B. Chevignard, Présages de Nostradamus, fac simile p. 457-459
26 O. Millet place à tort l’Epitre à Henri II dans l’Almanach pour 1557 (cf Feux croisés, p. 115)
27 Cf notre étude sur le site du CURA.
28 Cf notre thèse d’Etat. Le texte prophétique en France. Formation et Fortune, Ed. du Septentrion.
29 Michel Nostredamus, Les significations de l’éclipse qui se fera le 16 septembre 1559, Paris, Guillaume le Noir, [1558].
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