Sunday 26 February 2012

Plagiats et interpolations dans le corpus nostradamique. Le cas de l’Epitre à Henri II

 

09 Plagiats et interpolations dans le corpus nostradamique. Le cas de l’Epitre à Henri II

Deux thèses sont en présence concernant la question des emprunts voire des plagiats dans le corpus nostradamique. La plus en vogue, actuellement, tend à considérer que Nostradamus a récupéré et retranscrit des documents mais qu’il les a situés dans un nouveau contexte, ce qui le dédouanerait et en tout cas éviterait la seconde thèse selon laquelle ces emprunts, dans certains textes, seraient la preuve que les dits textes auraient été complétés par la suite par d’autres acteurs. C’est cette seconde thèse qui est actuellement renforcée à la suite de nos travaux concernant les différentes versions de la Préface à César. Jusque là, à quelques variantes près, toutes les éditions reprenaient à 99% les mêmes données. Or, ce n’était plus le cas dès lors que l’on introduisait des versions « atypiques » - et certes tardives – comme la traduction anglaise de 1672 et l’édition, une vingtaine d’années plus tard, réalisée par le libraire lyonnais Antoine Besson, dont les bibliographes comme Chomarat ou Benazra ne signalèrent pas, voici 20 ans, les particularités concernant les épîtres centuriques.

Un autre cas, assez célébre, de plagiat nostradamique – quelles qu’en puissent être les justifications, lors du passage du signifiant au signifié- a été fourni en 1986 par Chantal Liaroutzos, laquelle d’ailleurs n’hésite pas à tenter de justifier un tel emprunt par le traitement qui en est fait et qui est forcément créatif. Il s’agit de tous ces quatrains du second volet recyclant des séries de noms de lieux, repris des publications de Charles Estienne, et nous avons d’ailleurs élargi son travail à d’autres textes du même Estienne en montrant que cela incluait aussi des lieux hors du royaume (Voyages). Nous avons, à ce propos, dans nos textes, employé le terme de « remplissage » et étions fort réticents à attribuer à Michel de Nostredame de telles pratiques bien peu compatibles, paradoxalement, nous semblait-il, avec une certaine image de « prophéte » que d’aucuns tenaient, par ailleurs, à lui accoler. Bien plus, ces mêmes quatrains issus d’un pillage d’itinéraires, avaient eux-mêmes été retouchés, des versets remplacés, des noms de lieux corrompus ou délibérément modifiés.(IX, 86) mais cela ne changeait rien au processus initial de l’emprunt, quelles qu’aient pu en être la finalité ou l’évolution subséquente. Il se trouve que nous avons consacré un certain temps, dans un tout autre domaine, au rôle d’un célébre plagiat, celui du Dialogue52 de Maurice Joly qui servit comme substance à la composition des Protocoles des Sages de Sion mais l’on pourrait aussi aborder la génése de la prophétie des papes de Saint Malachie.53. Faire un faux, c’est souvent recourir au plagiat, ne serait-ce que pour gagner du temps, les faussaires n’ayant pas les mêmes valeurs et les mêmes priorités que les auteurs authentiques. Autrement dit, chaque fois que l’on découvrait une « source » d’un texte attribué ou associé à Nostradamus, se poserait la question de la contrefaçon, non pas seulement du fait du plagiat en tant que tel mais de l’usage qui en était fait pour réaliser la dite contrefaçon. Or, jusque là, on tendait à découpler les deux aspects : plagiat oui, mais pas pour autant faux, dès lors que ce plagiat était le fait de Nostradamus lui-même. On peut d’ailleurs également parler d’un plagiat à l’encontre de Nostradamus quand on peut observer que certains quatrains des almanachs ou des centuries sont issus de textes en prose du dit Nostradamus. Plagiat éventuellement accepté par l’auteur lui-même, peut-on raisonnablement supposer, dans le cas des quatrains des almanachs, dont nous avons montré qu’il s’agissait de compilation assez fantaisiste de « présages prosaïques ». Signalons le travail de Pierre Brin d’amour, de Roger Prévost ou de Peter Lemesurier repérant les sources de certains quatrains – ou de l’avertissement latin (placé entre les centuries VI et VII). On peut en effet être surpris de noter que des chroniques historiques sensiblement antérieures au temps de Nostradamus puissent avoir servi pour la composition de quatrains centuriques. Qu’est-ce qu’une prophétie qui se nourrit d’événements passés ? Pour justifier une telle pratique, Lemesurier introduit le principe de « Janus » fondé sur l’idée d’une certaine cyclicité évenementielle, à caractère astrologique. On parlerait du passé pour explorer le futur.

Un cas intéressant, faisant pendant à notre travail sur les préfaces à César est celui des épîtres à Henri II. Nous prendrons d’une par le cas du texte figurant en tête des Présages Merveilleux pour 1557 et de l’autre le même corpus que pour César : Garencières et Beson, confrontés aux versions canoniques de la dite Epitre au Roi, étant entendu que ce n’est pas parce qu’il y a eu interpolation dans un texte que le texte débarrassé des éléments rajoutés devient, ipso facto, authentique, si au départ c’est déjà un faux, ce qui est évidemment le cas pour la génése de la dite Epitres. Il peut y avoir, en effet, plusieurs couches d’additions, en une sorte de mille feuilles.

Dans le cas de l’épître à Henri II, la vente de la collection Ruzo – et l’acquisition des Présages par la Maison de Nostradamus (Salon de Provence) – a mis ce texte à la disposition des chercheurs – mais dès 2002 nous avions publié un reprint de la dite Epitre de 155654, grâce à la veuve de Ruzo. Mais cela n’a guère influencé, à notre connaissance, le discours des nostradamologues sur la question de l’authenticité de l’Epitre de 1558 comme s’il était normal qu’à deux ans d’intervalle, Nostradamus eut pu produire deux épîtres au Roi, dont la seconde en partie calquée sur la première quant aux circonstances de l’entrevue, et sans se référer à la précédente. Mais désormais, nous penchons pour la thèse de l’inexistence d’épîtres au Roi par Nostradamus tout comme de l’improbabilité d’une quelconque épître à César, dans les années 1550..

I le passage de 1556/7 à 1558

La comparaison entre les deux épîtres est déjà quantitative. Le texte de 1556/7 est bien plus bref. Mais le scénario d’une récente rencontre avec le souverain est maintenu si ce n’est que dans la lettre de 1556, Nostradamus évoque un certain retard qu’il a pris, du fait que ses Présages pour l’année précédente, c'est-à-dire pour 1556, ne sont point parus. Or, au vu du Recueil des présages prosaïques, il y eut bel et bien des publications55 et d’ailleurs, il sera souvent fait référence à une édition centurique datée de 1556 (Ed. Amsterdam, 1668) et La Croix Du Maine, dans sa Bibliothèque (1584) renvoie à des publications de 1556, à Paris, chez Sixte Denyse- En revanche, et c’est ce qui a du inspirer un tel argument, il n’y a pas de quatrains-présages pour 1556 dans la collection qui figure dans les recueils centuriques, c'est-à-dire en fait pas d’almanach, ce qui a du induire en erreur le faussaire. Etant donné que l’épître de 1556 pour 1557 est datée de janvier 1556 (style de Pâques) en fait janvier 1557 ), l’on est conduit à penser que la rencontre avec le roi eut lieu, comme cela est généralement admis par les biographes, en 1555, ce qui aurait conduit, s’il n’y avait pas eu de report, une épître datée de janvier 1555 (c'est-à-dire 1556). Entre les deux épîtres, il n’y a donc que 18 mois d’écart : janvier 1557-juin 1558. Il est possible que l’on se soit dit : puisque déjà Nostradamus avait un an de retard, pourquoi pas deux ? Mais Nostradamus, dans l’épître centurique à Henri II n’évoque aucunement en juin 1558 un quelconque retard d’environ 3 ans entre la date de l’entrevue et celle de l’Epître. Si en 1557, Nostradamus s’excuse de son retard, qu’est-ce que cela aurait du être en juin 1558 ? Selon nous, à un certain stade, il y eut une confusion dans les dates mais il semble exclu qu’initialement l’épître au Roi ait pu être datée de 1558. Dès lors, dans le second volet qui serait paru à la suite du premier, chez Antoine du Rosne (Utrecht), il est possible que la date de l’édition contrefaite ait été janvier1556, c'est-à-dire début 1557, d’autant que le second volet n’est coutumièrement, jamais daté.

Par ailleurs, on voit très bien que l’épître placée en tête des Présages a été interpolée pour y annoncer, à la place, les Centuries. »ces trois centuries du restant de mes Prophéties » La comparaison avec l’épître 1558 fait ressortir un ajout considérable largement inspiré de la littérature apocalyptique, notamment les anagrammes de Gog et Magog (Dog et Dogam). Mais on notera aussi la mention, dans l’épître 1558, des années 1585 à 1606, cette année 1585, faisant suite à 1584, année de la mort du duc d’Alençon, dernier fils de Catherine de Médicis, ouvrant la succession en direction des Bourbons. Dans les additions, nous trouvons la célébre annonce de l’année 1792. Ajoutons un intérêt particulier pour l’an 1606, dont on nous fournit en vrac les positions planétaires, sans précision de date à moins que celle-ci n’ait été supprimée par la suite , ce qui tend à nous situer sur le début du XVIIe siècle et la production troyenne.

II l’apport rétrospectif de l’édition Besson (c 1691)

En réalité entre ces deux épîtres, il y en a une autre qui vient s’intercaler, c’est celle de l’édition Besson qui est datée de 1558 mais qui, selon nous, aura correspondu à son premier état. La dite édition ne comporte pas encore, en effet, les développements bibliques dont il vient d’être question. Elle nous offre un cas de figure très proche de celui que nous avions pu observer pour la Préface à César, ce qui fait ressortir l’interpolation propre à la version « canonique » de l’Epitre. Entendons par interpolation non pas seulement un ajout mais une insertion d’un texte au milieu d’un autre, ce qui préserve une apparence de similarité au début et à la fin du texte et peut ainsi ne pas être remarqué.

Le texte Besson s’inscrit parfaitement entre les deux autres, en ce qu’il comporte des éléments nouveaux par rapport à l’épître de 1556/1557 et qu’il ne comporte pas les longs développements empruntés aux « Saintes Ecritures » de l’épître de 1558. On notera une formule qui avait déjà été signalée au début de la Préface Besson à César : « pour les évenements et singularitez obstruses (sic)», dont nous avions dit qu’il qualifiait le « Mémoire » que Nostradamus léguait – dont il faisait « don »- à son fils si ce n’est que le mot « obstrus » est remplacé par « abscons ». On notera que ce n’est pas, ici, le texte qui est « abscons » ou « abstrus »- « obstrus, dans le texte, est une coquille - mais bien ce qui se passe dans le monde. Ces deux adjectifs, considérés comme des synonymes interchangeables, signifiant ce qui est obscur, compliqué. L’étymologie d’abscons, pourrait signifier ce qui est caché (espagnol : escondido)

Nous trouvons une formule quasi identique dans la version Besson – très bréve comparée aux autres versions- de l’épître à Henri II «prophétiques supputations astronomiques correspondant aux ans, mois, semaines & jours comme aussi aux diverses régions , contrées et villes, tant de notre Europe que des autres parties du monde pour les événements & singularités obstruses (lire abstruses) qui écloront dans leur temps fixé»

Cette formule est absente de l’épître canonique à Henri II alors même, comme on vient de le noter, elle apparait dans les premiers intitulés du premier volet.

Mettons en évidence l’interpolation scripturaire en restituant le document avant que la dite interpolation ait pu s’effectuer. Il nous suffira pour ce faire de signaler à quel endroit, à quel moment de l’Epitre Besson, l’on aura inséré ces développements comme on l’a fait pour la Préface à César :

Fin de la Partie initiale commune à l’édition Besson et à l’édition « canonique » :

« Besson :

« Et non comme jadis on soulait de faire pour les Roys de Perse qu’il n’était aucunement permis d’aller à eux, ni moins s’en approcher sans mains garnies de riches offrandes. Ains comme à un très bénévole & tres sage Prince, j’ay consacré le chetif présent de mes nocturnes & prophétiques supputations nocturnes (…)correspondant aux ans, aux mois, semaines & jours , comme aussi aux diverses régions , contrées & villes , tant de notre Europe que des autres parties de ce bas monde terien(sic) pour les événements & singularitez obstruses (sic, lire abstruses) qui écloront dans leur tems fixé, au détriment ou profit de plusieurs mortels qui en seront moult lezez ou gaillardement gratifiez. Le tout composé d’une naturelle miennne propension & grand désir qui m’a porté à ne me pas voir totalement debiteur insolvable envers vostre Royale magnanimité pour tant de tesmoignages qu’en ay reçu »

Canonique

« non comme les Rois de Perse qu’il n’était nullement permis d’aller à eux, n’y (sic) moins s’en approcher [ sans mains garnies de riches offrandes ] Mais à un tres prudent , à un tressage Prince j’ay consacré[le chétif présent de ] mes nocturnes et prophétiques supputations ( composées plustost d’un naturel instinct, accompagné d’une fureur poétique que par régle de poésie & la plupart composé & accordé à la calculation astronomoque) correspondant aux ans, aux mois, semaines des régions, contrées & de la plupart des villes & citez de toute l’ Europe comprenant

On notera que la langue de l’édition Besson comporte des archaismes appartenant à l’ancien français, qui ne figurent pas dans l’édition canonique, tel ce « ains » (Besson) rendu par ‘mais » (canonique). C’est là un signe de l’ancienneté de la mouture. Besson. On a là, par ailleurs, un exemple de phrase tronquée : la question n’était pas que l’on ne pouvait s’approcher de ces Rois mais qu’il ne fallait pas s’adresser à eux les mains vides puisque tout tourne ici autour du présent, du cadeau, de l’offrande que l’on peut/doit offrir aux rois..

On trouve « ains » dans deux quatrains de la première centurie (I, 10, I, 25)

I 10 Ains mourir voir de fruict mort & crys

I 25 Ains que la Lune achéve son grand siecle

Il semble bien dès lors que la langue des épîtres a pu être modernisée, d’où ce remplacement de ‘ains » par « mais ».

Partie conclusive :

Besson

Mais tant seulement je vous requiers ô mon roy tres magnanime d’avoir de plus benins regards pour mon cœur & bon courage en l’acceptation de cette mienne chetive offrande que pour son peu de valeur & ferez en cela une bénigne gratification »

.Version canonique :

« Mais tant seulement je vous requiers, ô Roy tres clément par icelle vostre singulière & prudente humanité, d’entendre plutôt le désir de mon courage et le souverain estude (lire ; désir) que j’ay d’obéir à vostre Sérenissime Majesté, depuis que mes yeux furent si proches de vostre splendeur solaire, que la grandeur de mon labeur n’atteint ne requiert

Contenu de l’interpolation dans l’Epître au Roi 1558

Début ; « Et pour ce, ô tres humanissime Roy, la plupart des quatrains prophétiques sont tellement scabreux que l’on n’y saurait donner voye ny moins aucuns interpréter , toutefois espérant de laisser par escrit les ans, villes, citez , régions ou la plupart adviendra, mesmes de l’année 1585 etc

Fin de l’interpolation : longue citation latine.il n’y a pas de latin dans les épîtres Besson.

Il nous faut corriger ce dernier texte par la traduction anglaise de 1672. Car celle-ci ne correspond pas avec le texte de Besson de l’Epitre à Henri II mais n’en représente pas moins un état de la dite épître moins corrompu que celui de la version canonique. Il faut lire « le souverain désir » et non le souverain « estude » : the desire of my Heart and the earnest desire I have » . Ainsi toutes les éditions centuriques du second volet comportent-elles estude. Nul doute que la forme « souverain désir « soit celle d’origine, du moins sous sa forme interpolée. De même la version anglaise Garencières de la Préface à César correspond-elle à un état plus ancien de la mouture interpolée. Il ressort que le texte centurique n’a que fort peu de potentialités pour relever et corriger ses dysfonctionnements, il en est quitte pour compter sur l’exégése pour se payer une nouvelle cohérence.

52 Voir Le sionisme et ses avatars au tournant du XXe siècle, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002
53 Cf nos Papes et prophéties,, Boulogne. Ed. Axiome, 2005
54 Documents inexploités sur le phénoméne Nostradamus, op cit
55 Cf B. Chevignard, Présages de Nostradamus, pp. 252 et seq

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