Des Centuries au Splendor Solis. Exposé d’une nouvelle méthodologie bibliographique
Par Jacques Halbronn
Il est bon d’appliquer une même méthodologie à plusieurs corpus. C’est ce que nous avons fait en changeant de corpus, en nous attaquant à un ensemble d’une importance peut être comparables, par certains côtés, au corpus centurique, à savoir celui qui est associé à un corpus alchimique assez considérable, qui est celui du Splendor Solis, de par ses ramifications
On se contentera ici de donner un aperçu de nos travaux[1] dans une optique comparatiste au regard des deux corpus. Ce qui nous apparait comme assez flagrant, c’est le fait que comme dans le cas des études sur le centurisme, nous avons été amenés à modifier sensiblement les représentations en vigueur. Cela nous conduira à montrer les limites des méthodologies existantes dans le domaine de la chronologie bibliographique.
Un certain parallélisme
Dans les deux cas, nous sommas confrontés à des chronologies assez fantaisistes qui sont dues à la non prise en considération des productions antidatées[2]. La particularité du dossier « Splendor Solis » tient à la place qu’y occupent les manuscrits par rapport aux imprimés. Les « splendoristes », si on peut les appeler ainsi nous affirment que les manuscrits sont antérieurs aux imprimés et à l’appui de leurs dires, ils mettent en avant des arguments qui nous paraissent bien insuffisants, tels que des emprunts à certains autres documents. Or, l’on sait que l’âge d’une pièce est fonction de son emprunt le plus récent.
Comme dans le cas « centurique », on butte sur un obstacle, qui est celui des pièces disparues, ce qui est au cœur de notre méthodologie. L’historien doit être conscient du fait qu’il ne dispose jamais, en principe, que d’une partie de ce qui a été produit et que son rôle est de reconstituer, autant que faire se peut, les chaînons manquants et non pas de bâtir un discours sans avoir effectué un tel travail préalable. Ce sont souvent ces absences qui entraînent le chercheur vers de fausses conclusions.
Il importe de fixer un certain nombre de critères, de se focaliser sur certains points. Dans le cas des recherches centurologiques, nous sommes évidemment aidés par les interférences possibles entre le texte et le contexte politique auquel il est lié. A priori, ce point n’est pas déterminant sur le plan alchimique comme il l’est sur le plan prophétique. Mais du fait même que la matière se veut prophétique, la mise en évidence d’un quelconque anachronisme n’est pas si simple à présenter.
La découverte d’incohérences, d’invraisemblances ou de discontinuités se révélera précieuse. Le chercheur est confronté à des solutions de continuité qui visent à masquer certains ajustements qui le plus souvent ne sont pas présentées comme tels.
La chance du chercheur, dans bien des cas, tient au fait que certaines pièces évacuées ou égarées tendent à réapparaitre tôt ou tard. C’est ainsi que certaines éditions du XVIIe siècle comportent des éléments du siècle précédent qui n’étaient plus disponibles. On aura beau jeu de prétendre qu’il s’agit de nouveautés dus à tel auteur un peu trop zélé, mais une telle position se révéle souvent inacceptable. On pense évidemment à la première traduction anglaise des Centuries qui date de 1672 mais qui comporte une mouture de la Préface à César non conforme à celles que nous connaissons par ailleurs. Dans le cas du Splendor Solis, il s’agit d’une traduction française qui comporte un texte sensiblement plus long que celui des documents recensés dans le champ allemand. Or, parmi les passages supprimés, on trouve notamment tout ce qui concerne la toison d’or, laquelle donne pourtant son nom à l’ouvrage (en latin Aureum Vellus)). A la différence de ce que nous avions observé pour Nostradamus, il ne s’agit pas d’additions mais de suppressions.
Contrairement à ce que l’on pourrait croire, une figure n’est pas nécessairement d’une seule pièce. Nous avons trouvé des éditions qui présentait la figure réunissant deux pièces assez nettement séparées dans un même cadre et d’autres qui essayaient de conférer une unité à l’ensemble. Or les manuscrits appartiennent à cette seconde catégorie, ce qui minimise singulièrement leurs chances de pouvoir passer pour un état premier. Dans le cas Nostradamus, nous avions également utilisé un tel argument iconographique en montrant qu’il y avait des vignettes en concurrence et que les faussaires avaient choisi des vignettes qui étaient elles-mêmes celles de contrefaçons du temps même de Nostradamus.
Dans le cas de l’Aureum Velllus, nous sommes en face d’un ensemble de cinq traités de chacun plusieurs centaines de pages. Mais le Splendor Solis ne constitue qu’une petite partie de l’ensemble, dont il occupe le début du troisième traité. Nous avons un problème assez proche avec Nostradamus, dont l’œuvre qui lui revient de la façon la plus manifeste se trouve placée à la fin du second volet, nous voulons parler des quatrains des almanachs, appelés souvent « présages ».
Mais ce titre même de Splendor Solis fait problème et nous observons que la traduction française du début du XVIIe siècle ne se sert pas de cette appellation mais propose « La Toyson d’Or », c'est-à-dire précisément Aureum Vellus en latin. Cela recoupe nos réflexions sur les coupures intervenues et qui se référaient justement à l’expédition des Argonautes.
Ajoutons que l’on peut se demander quel était le genre de l’ouvrage. Il nous apparait que le Splendor Solis se voulait initialement être un ouvrage d’initiation sinon de vulgarisation, ce qui était peu compatible, il faut l’avouer, avec un tel ensemble de plus de 1000 pages qu’était devenu l’Aureum Vellus.
Comme dans le cas des Centuries, on aura tenté de donner l’impression au public d’un ensemble d’un seul tenant, conçu dès l’origine sous sa forme terminale.
Se pose ainsi la question des éditions manquantes et de l’ordre des éditions. Nous sommes arrivés à la conclusion concernant le Splendor Solis qu’il y avait eu plusieurs moutures se suivant mais aussi coexistant, les premières se maintenant ou reparaissant par la suite, ce qui rend d’autant plus difficile l’établissement d’une chronologie raisonnée. Certes, d’un point vu basique, la bibliographie peut se contenter d’aligner les éditions selon les dates de parution ou du moins selon les périodes d’activité des libraires dont les noms figurent en page de titre. Mais cela n’a qu’une valeur scientifique médiocre, c’est ce qu’ont fait un Michel Chomarat ou un Robert Benazra ou plus récemment un Patrice Guinard dans le champ nostradamique. Mais les spécialistes du Splendor Solis, comme Joachim Telle, Hervé Delboy ou plus récemment Jörg Völlnagel ont-ils fait mieux ?.Dans l’ensemble, ils se sont concentrés sur les seuls manuscrits sur la base du postulat selon lequel les imprimés ne seraient que dérivés des premiers, ce qui ne leur a pas permis de comprendre que les manuscrits étaient en réalité dérivés de certains imprimés et pas nécessairement des plus anciens, ne serait-ce qu’au niveau du texte, les manuscrits ne disposant que d’un texte abrégé, tronqué. Par ailleurs, nous avons découvert une édition de l’Aureum Vellus incluant le Splendor Solis, avec des figures sans phylactères. Or, une des caractéristiques des manuscrits est la présence de phylactères et de textes dans les dits phylactères, du moins en certaines figures. Cela nous rappelle que dans le cas des éditions des Centuries, il existe une édition des quatrains non découpés en centuries et qui est selon nous antérieure à celles qui le sont. Il s’agit malheureusement d’une édition introuvable actuellement mais décrite de façon détaillée par un de ses possesseurs, Daniel Ruzo, décédé depuis et dont la collection a été dispersée avec une traçabilité inégale.(Rouen, chez Raphaël du Petitval, 1588)
Nous avons également montré que parmi les manuscrits, il existait un manuscrit français qui comportait une devise des phylactères qui manquait dans les manuscrits allemands, tout en ayant la même origine, probablement un imprimé disparu, déjà colorié. On en arrive ainsi à une sorte d’arborescence dans le cas des deux corpus.
En ce qui concerne les sources des figures, nous retrouvons une problématique qui vaut pour les sources des quatrains. L’étude de ces sources nous éclaire sur le travail des éditeurs des documents étudiés. Dans le cas des Centuries, certains quatrains dérivent de la Guide des Chemins de France de Charles Estienne et l’on voit qu’ils ont été parfois ajustés pour annoncer certains événements d’actualité, ce qui permet de situer l’époque de leur mise en place, bien plus tardive que la date indiquée. Dans le cas du Splendor Solis, une des sources iconographiques se retrouve dans l’Atalanta Fugiens, compilée par Michael Maier et parue en 1617 à Oppenheim, donc après la parution des imprimés ‘(1599-1600). Ce n’est évidemment pas cet ouvrage en tant que tel qui aura été utilisé mais certaines pièces qu’il reprend.
Si l’on compare les 50 emblèmes de l’Atalanta Fugiens et les 22 figures du Splendor Solis, l’on observe que certaines des figures du Splendor Solis sont constituées de deux emblémes de l’Atalanta Fugiens et que les manuscrits du Splendor Solis correspondent à un imprimé qui a cherché à masquer ce fait alors que d’autres imprimés présentent des figures bel et bien constituées de deux volets quasiment séparés.
On en arrive finalement au même problème, celui de la datation des documents. Il y a ceux qui affirment que les documents que nous considérons comme antidatés n’ont pas pu être fabriqués après coup. De fait, les spécialistes du Splendor Solis, dont les manuscrits allemands sont conservés à Berlin, Londres, Nuremberg, Cassel datent ceux-ci entre les années 1530 et 1580 selon une argumentation qui nous apparait comme fondée sur des emprunts à tel ou tel ouvrage. Or, cela montre tout au plus qu’ils ne lui sont pas antérieurs. Le raisonnement suivi est celui là : ils pensent que les imprimés sont une simplification des manuscrits alors que nous pensons que ce sont les manuscrits qui sont une amplification décorative des imprimés. Pour les spécialistes des manuscrits, chaque figure est un tout d’un seul tenant et donc toute partie d’une figure permet de dater la dite figure. Ils n’ont même pas conscience de la genèse de la figure (on pense notamment à la série des sept fioles) et des éléments rapportés dans un deuxième temps, ce que la comparaison avec les imprimés leur permettrait de faire. Ils ne se préoccupent pas de comparer les textes des manuscrits et des imprimés, ce qui leur aurait permis de comprendre que les textes des imprimés sont tronqués par rapport à l’imprimé ayant servi aux traductions françaises de 1612. Un seul spécialiste, néanmoins, a confronté manuscrits et imprimés, il s’agit de Bernard Husson (en 1975, dans la collection Bibliotheca Hermetica, à laquelle à la même époque nous avons participé, sous la direction de René Alleau) mais il en était arrivé à la conclusion selon laquelle c’était le traducteur français qui aurait amplifié l’imprimé allemand tout en laissant entendre que les manuscrits étaient nettement supérieurs aux imprimés.
De la même façon, en ce qui concerne la traduction anglaise de 1672, les nostradamologues ont soutenu que les différences notamment au niveau de la Préface à César étaient le fait du traducteur, Théophile de Garencières.
D’autres anomalies sont à signaler qui montrent que nous ne disposons pas pour le Splendor Solis d’une édition d’origine On pense à l’absence d’épitre adressée à quelque personnage, ce qui est la règle pour un grand nombre d’ouvrages alchimiques. Comment se fait-il que les divers manuscrits mais aussi les divers imprimés comportant ou incluant le Splendor Solis ne comportent pas cet élément introductif ? Une exception, celle de l’édition française de la Toyson d’Or qui est adressée à un grand personnage et qui a fort bien pu se substituer, comme c’est aussi la coutume, à l’épitre allemande de l’édition ainsi traduite. En ce qui concerne Nostradamus, il y a certes une épitre à Henri II mort en 1559 et qui tend à fixer artificiellement la date de parution des 10 centuries. Quant à celle de Nostradamus à son fils, à peine né, elle ne correspond pas vraiment à ce que l’on attendrait d’une telle édition censée être parue dans les années cinquante quand on sait que Nostradamus prenait la peine d’adresser ses almanachs et ses pronostications à de très hauts dignitaires, à commencer par le pape Pie IV ou la reine Catherine de Médicis.
Comment donc expliquer cette disparition probable des épitres dans le corpus Splendor Solis –Aureum Vellus ? On entre là, reconnaissons-le dans le domaine des spéculations. Mais c’est à rapprocher des manipulations des textes et notamment du Prologue dont on a dit qu’il avait évacué tout ce qui avait trait à la Toison d’Or, titre pourtant principal des imprimés, chaque traité, sauf le premier, le reprenant sous la forme génitive d’Aurei Velleris. On a l’impression d’être en présence d’éditions clandestines ou issues de telles éditions, dans le cas des manuscrits allemands. Non seulement, le prologue aurait été tronqué mais carrément l’Epître qui devait comporter des informations significatives. Par comparaison, l’édition française de 1612 comporte une épitre qui évoque, elle aussi, le thème de la Toison d’Or et l’on connait un ouvrage paru à Anvers datant de 1604 de Wilhelm Mennens qui a aussi pour titre Aurei Velleris et qui en traite tout au long, tout en comportant, bien évidemment, une épitre à quelque protecteur. Comparaison d’autant plus intéressante que l’ouvrage, dépourvu d’illustrations, au demeurant, aborde fréquemment les questions alchimiques et des auteurs cités dans le Splendor Solis. Mais ce qui vaut pour Anvers vaut-il pour Bâle et d’autres villes de Suisse (Rorschach, Saint Gall) qui sont les lieux d’impression indiqués pour les éditions de l’Aureum Vellus-Splendor solis ? Rappelons que la Toison d’Or appartient a priori au domaine de la Bourgogne et par extension de la Flandre. Or, dans les manuscrits allemands, même le mot Aureum Vellus ne figure pas et aucune représentation de la toison ne s’y trouve, ce qui est décalé par rapport à l’édition française de 1612 qui est exclusivement consacrée au Splendor Solis, mais sous une forme imprimée. Apparemment, cela faisait moins problème, à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, d’aborder ce thème en France ou en Flandre que dans le monde germanique. Il est vrai que nous sommes à la veille de la Guerre de Trente Ans. (1618-1648) et qu’existent des clivages religieux lesquels ne sont d’ailleurs nullement étrangers à la genèse des Centuries puisque celles-ci se développent, selon nous, sous la Ligue, en pleine guerre de religion, autour de la succession d’Henri III. Sous la Ligue, ne paraissaient à Paris que les sept premières centuries. Les trois autres semblent avoir été élaborées par le camp adverse, celui d’Henri de Navarre mais on n’en connait pas d’édition imprimée avant 1594, date de l’avènement du Bourbon. Quant aux tenants d’éditions à dix centuries au plus tard en 1568, ils sont amenés à affirmer que certaines centuries avaient été censurées sous la Ligue. Au lieu d’admettre que la Ligue fut le chantier qui vit se constituer le corpus centurique, ils sen parlent comme un temps de déconstruction du dit corpus.
Si l’on met ensemble les incuries relatives aux centuries et au Splendor Solus, force est de constater que l’état de la recherche dans le champ ésotérique n’est pas très brillant et que les méthodes qui y sont enseignées et pratiquées laissent à désirer.
JHB
03. 06.12
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[1] Nous ferons paraitre à la fin de l’année une importante étude sur un support papier.
[2] Cf notre étude « Vers une nouvelle approche de la bibliographie cenrurique » parue dans la Revue Française d’Histoire du Livre, livraison 2011
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